Les journalistes papier ne sont pas allergiques au web !

Le 13 juillet 2010

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, les vieux briscards de la presse papier ne sont pas (toujours) réfractaires à Internet. Ils se confrontent en revanche à de nouvelles et nombreuses difficultés.

En une année et demie, via la WAN-Ifra, j’ai eu la chance de discuter, préparer, concevoir, et former au web les rédactions de L’Express, de L’Expansion, du Temps, du Télégramme, et dans une moindre mesure celles du Courrier Picard, de L’Equipe, du Progrès.

Autant de journalistes, de rythmes de parution, d’organisations, de cultures et de connaissances d’internet différentes.

Partout, un constat : contrairement à ce que l’on peut entendre de-ci, de-là, les journalistes ne sont pas contre le web.

Il y en a bien quelques-uns, souvent grandes gueules, qui expriment violemment leur mépris du support. Ceux-là sont les plus intéressants à convertir. La tâche est ardue, l’évangélisation parfois fatigante, et l’échec parfois cuisant. Quand on arrive à les faire basculer, ils deviennent d’excellents ambassadeurs.

Il y en a d’autres, parfois proches d’une retraite bien méritée ou au contraire jeunes sortis de l’école, qui ne se sentent pas d’entrer dans une nouvelle ère où c’est l’actualité qui impose son rythme. Effectivement, il est loin le confort de bouclages décidés à l’avance…

Mais il y a surtout une grande majorité – environ 80% – qui est prête à comprendre, essayer, tester. Quel que soit leur niveau de départ, ces journalistes sentent qu’il y a un potentiel.

Dès qu’on leur parle d’autre chose que de course à la vitesse,
qu’on leur explique l’intérêt des réseaux sociaux,
qu’ils mesurent la puissance du journalisme de données,
qu’ils vibrent à l’adrénaline du direct,
ou qu’ils imaginent le plaisir à faire du web-documentaire,
alors ils sont psychologiquement prêts à faire du web.

Pourtant, en interne, ils râlent et traînent des pieds. Quels sont les freins à leur participation au site ?

1. Un manque notable de stratégie globale

C’est, en tout cas, comme ça que le vive la plupart des journalistes. Souvent à raison, parfois à tort. Dans ce cas, le manque de suivi dans la communication de la part des dirigeants est un drame.

Quelle qu’en soit la raison, c’est sans aucun doute le frein principal. “Si au moins on savait un peu où on va, ce serait plus simple de s’investir” ; “De toute façon, ils font tout au doigt mouillé“.

2. Une organisation pas adaptée

De ce manque de stratégie découle un manque d’organisation. Fatalement, quand vous ne savez pas où aller, vous tirez un peu tout azimut en essayant de maintenir un semblant de certitudes. Pourtant, personne n’est vraiment dupe. Il y a un moment où il faudra *vraiment* réfléchir.

Jusqu’ici les états-majors se sont posé une unique question : “bon, comment faire rentrer un peu de web là dedans ?”. Pas de bol, c’est la mauvaise ; la bonne est bien plus large et mérite un billet à part entière.

3. L’existence de castes savamment entretenues par les rédactions papier

Le web, c’est un peu une feuille de chou numérique” ; “Les p’tits jeunes, ils sont sympas hein, mais franchement, ils ne font pas du journalisme“. Effectivement, il ne font pas *que* du journalisme. Ils inventent un nouveau média. C’est peut être le fait d’avoir raté le train qui rend les old school journalistes parfois aigris.

Ces réflexions, dispensées allègrement de-ci, de-là, amènent à découper la rédaction en castes. Il y a les “vrais”, et les autres.

4. Les équipes web développent un sentiment d’infériorité

Face à ce rabaissement permanent, les *effectivement plus* jeunes journalistes numériques osent à peine “demander” à leurs aînés. Il faut du courage pour aller expliquer à un grand reporter de 52 ans que “oui, ce serait bien que son papier pour le web soit rendu avant midi, parce qu’après il est un peu trop tard.

Pour faire court, les équipes web sont faiblement armées pour imposer ce qui doit l’être.

5. L’absence d’explication sur l’audience du site

Contrairement à toute attente, c’est aussi par les chiffres que l’on peut convaincre. L’idéal serait d’avoir des chiffres comptables positifs à présenter, afin de montrer la capacité du web à générer des revenus, mais c’est encore un peu tôt…

En attendant, savoir ce qui marche, pourquoi, avec quel temps passé, quelle organisation, voilà des explications qui ne sont jamais – et là pour le coup je pèse mes mots – données. Sans doute pour ne pas vexer les uns et les autres.

Un obscurantisme que l’on trouve aussi parfois dans le papier. Certains journaux font des vus-lus qu’ils ne montrent pas à la rédaction. La raison est simple : certaines rubriques, considérées comme nobles au sein du journal – comme l’international dans un quotidien régional – ont des taux de lecture proches de zéro. Quand les journalistes pensent participer à la défense de la démocratie, comment leur expliquer que leur travail quotidien ne participe de pas grand chose…

Tout est là, pourtant. Les outils de stats permettent d’avoir une multitude de données, mais cela ne suffit évidemment pas.

Les moyens d’accès sont si multiples sur le web qu’il est indispensable d’expliquer le contexte. Il ne faut *jamais* envoyer un simple “Top 10 des articles les plus lus”. Mise en avant sur la page d’accueil pendant telle durée, présence dans la newsletter, dans le flux RSS, liens depuis d’autres sites, etc. Autant de facteurs qui expliquent le succès ou l’échec d’un dossier.

Pour faire cela, le temps est colossal. Vraiment. Et il n’est pas à la portée de tout le monde. Se plonger dans les chiffres n’est pas franchement dans l’ADN des journalistes. Pourtant, c’est indispensable pour comprendre le média.

6. La sensation que le plaisir n’est pas possible

Un frein qui peut paraître étonnant. Après tout, on est au boulot.

Pourtant, ne levez que celui-ci, et tous les autres freins disparaissent par enchantement. Le plaisir est un message que j’essaie de faire passer lors de mes interventions. On peut s’éclater sur le web, les formats sont magiques, le rapport au lecteur est quelque chose d’étonnant et travailler en équipe (avec des graphistes, des designers, etc) est, en fait, rafraîchissant.

D’ailleurs, ceux qui y ont goûté deviennent accro.

Le web, par son aspect technique, est un apprentissage ingrat, proche de la musique. Oui, il faut faire un effort, oui il faut répéter, rater, se concentrer. Mais quand cela fonctionne, que vous recevez des messages de félicitations, que vous avez la sensation de participer à un débat intelligible, alors le plaisir est décuplé par rapport à l’onanisme dérisoire de voir son article placé en Une. C’est… autre chose.

__

Billet originellement publié sur Chouing Media sous le titre “Oui, les journalistes papier sont motivés par le web“.

Crédit Photo CC Flickr : Plasmonyc, transformée en #lolcat par Martin sur une idée de Sabine.

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés