“N’ajoutons pas la panique au drame en Côte d’Ivoire”

Le 29 mars 2011

"S’il vous plaît, ce n'est pas encore la guerre civile, vous pouvez toujours venir nous aider". Une urgence humanitaire, une population traumatisée, des discours virulents... Témoignages des acteurs de terrain et des habitants.

Un million de réfugiés. Alors qu’on parlait vendredi 25 mars d’environ 500.000 déplacés et réfugiés enregistrés dans le pays, à Abidjan la capitale, dans le centre et dans l’Ouest du pays, en fin de journée, le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) avançait le chiffre de “près d’un million de personnes” déjà chassées de chez elles par les violences et les peurs. “Il y a une insécurité grandissante à Abidjan, et nous assistons à une augmentation brutale des déplacements“, explique Jacques Franquin, porte-parole du HCR.

Pendant ce temps, les fonds d’aide et les mandats d’action tardent à arriver dans le pays. Sur le plan politique et sécuritaire, la mission onusienne sur place se dit de plus en plus harcelée par les forces fidèles à Laurent Gbagbo, un président vaincu par les urnes mais qui s’accroche encore au pouvoir. Au niveau des secours humanitaires, les acteurs sur le terrain manquent de moyens.

Allocation d’urgence. Tout au long de la semaine, les services onusiens ont multiplié les appels à l’aide internationale et n’ont pas caché les nombreuses difficultés qu’ils éprouvaient à mobiliser les donateurs. Le soulagement était perceptible jeudi 24 avec l’annonce d’une allocation spéciale de 10,4 millions de dollars accordée par le CERF [en], le fonds humanitaire d’urgence de l’ONU.

Un dépannage qui arrive à point nommé, directement donné aux agences présentes sur le terrain, et qui doit leur servir à parer aux besoins les plus pressants. Car “on ne peut plus attendre” s’alarme le Programme alimentaire mondiale (PAM) en Côte d’Ivoire. “Il faut vite parer au manque d’eau, de nourriture, de soins de santé, auprès des déplacés-réfugiés d’Abidjan et de l’ouest du pays“, atteste le HCR.

Inacceptable“.  Sur les 32 millions de dollars que l’ONU avait récemment demandés aux bailleurs, 7 millions seulement étaient disponibles au début de la semaine. Une agence onusienne opérant en Côte d’Ivoire a jugé “incompréhensible” le peu d’intérêt accordé par la communauté internationale aux populations ivoiriennes victimes de la crise politique.

Le manque de fonds est inacceptable“, a déclaré quant à elle Elisabeth Byrs, porte-parole du bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA).

Mobilisation continue. Le programme d’aide alimentaire déclarait lundi dernier n’avoir reçu “aucun fonds pour la Côte d’Ivoire malgré des besoins d’urgence clairement exprimés“. Le patron du HCR est même descendu sur place “pour voir lui-même“. Au Libéria, mardi dernier, après une visite dans les centres d’accueil des réfugiés ivoiriens – à Sanniquelle, Bahn et Butuo, Antonio Guterres a confirmé l’ampleur de la situation: “Aujourd’hui même [mardi], il y a 3.000 Ivoiriens qui ont traversé la frontière pour rentrer au Liberia à cause des combats. (…) Cette situation engendre une crise humanitaire dramatique“. Et de plaider pour une action urgente de la part de la communauté internationale.

Que vivent les populations ? En attendant le déploiement d’une aide renforcée, c’est une forte tension qui règne sur Abidjan, comme dans le centre et l’ouest du pays.

Un million d’Ivoiriens auraient déjà quitté leur domicile à cause de la crainte des violences, “des familles entières” déplacées dans des camps de fortune ou éparpillées chez des connaissances (parents et amis) en dehors des zones les plus tendues ; 94.000 Ivoiriens, ceux de l’ouest du pays, se seraient réfugiés au Libéria. “Tout manque : l’accès à l’eau, à l’hygiène, aux soins, témoigne un médecin de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les ménages n’en peuvent plus aussi…” (Voir aussi l’alerte de Médecins sans frontières).

Les violences de ces derniers jours expliquent cette situation de peur généralisée que décrivent nos contacts dans les quartiers d’Abidjan. Une infirmière franco-ivoirienne raconte :  “Les meurtres d’Abobo (quartier populaire d’Abidjan où des tirs à l’arme lourde ont été entendus depuis plusieurs jours) ont traumatisé les populations. Ils sont d’une violence inouïe, aveugle, quand des militaires tirent sur des femmes par exemple.  Sans parler des agissements de ces fameux commandos invisibles (milices qui soutiendraient le président élu Ouattara) dans l’autre camp“.

Tous les soirs, depuis Dakar au Sénégal, B.B., lui, téléphone à sa famille vivant dans la capitale ivoirienne pour s’enquérir de la situation. “Tout le monde a peur maintenant, dans les quartiers fidèles à Gbagbo comme chez les populations soutenant Ouattara“.

Rumeurs et virulences des discours. G.H.,  un ancien étudiant en France, habite un quartier totalement acquis à la cause du président sortant mais affirme n’appartenir à aucun camp.

À Chemk’Africa, il a confié la difficulté de parler de paix dans les quartiers. “Au quotidien, dans les rues, les gens sont très virulents. Les jeunes disent vouloir en découdre avec ceux qui sont avec Ouattara. La rue est entièrement occupée par les va-t-en-guerre. Les pacifistes n’osent plus s’exprimer dans mon quartier. Je suis très inquiet pour tout le monde, c’est tout“.

Une jeune stagiaire dans une association catholique à Marseille, arrivée la semaine dernière d’Abidjan, raconte pour sa part comment le langage guerrier est omniprésent, y compris dans les conversations les plus ordinaires, entre voisins : “la radicalité est devenue la règle sociale dans les quartiers. Plus on est virulent, plus on veut aller faire la guerre aux autres, plus on est apprécié par les pairs.

Ne pas ajouter la panique au drame.La guerre civile n’a pas encore commencé: n’ajoutons pas la panique au drame !“. J.O. couvre la Côte d’Ivoire comme journaliste indépendant. Il a vu des conflits armés, des Grands Lacs africains au Soudan.

Quand Chemk’Africa l’a contacté jeudi dernier, ses premiers mots étaient très durs envers ceux qui disent à la télévision que la guerre civile a commencé en Côté d’Ivoire. “Je comprends : c’est efficace pour la mobilisation internationale, mais c’est une catastrophe pour les populations locales. Les gens quittent les maisons. Et la peur pousse aussi à la violence. On ne joue pas avec les mots en période de crise comme celle-ci“.

Il ne s’agit pas pour autant, pour notre confrère, de sous-estimer la configuration meurtrière de la crise ivoirienne. “Les morts, l’agressivité des belligérants, les mercenaires, une population traumatisée et une opinion excitée: c’est un cocktail explosif“, précise-t-il.

Cependant, comme le reconnaît aussi une autre source proche du représentant spécial des Nations unies dans le pays, “il ne faut pas paniquer davantage la population. Ce n’est pas encore sauve-qui-peut, s’il vous plaît  (…) C’est vrai, tous les ingrédients d’une guerre civile sont là ; mais nous pouvons toujours arrêter l’engrenage si nous agissons vite. Évitons de surenchérir sur les mots.

Comment intervenir pour arrêter la catastrophe ? Les déplacés et les réfugiés ont évidemment besoin d’aide. Mais l’enjeu le plus important pour la communauté internationale reste la normalisation politique et sécuritaire du pays.

Pour le moment, elle peine à trouver une stratégie d’action commune et rapide. Au niveau de la région ouest-africaine, certains pays comme le Nigeria souhaitent “aller rapidement” dans le sens d’”une intervention armée rapide pour déloger Laurent Gbagbo“.

Mais d’autres privilégient la voie de la pression diplomatique. Le nouveau président guinéen Alpha Condé l’a déclaré et répété à Paris : “Ma position est celle de l`Union africaine. Il faut respecter le verdict démocratique. Mais l’intervention militaire n`est pas la bonne solution“.

Très attendue, la dernière réunion de la Cedeao (organisation regroupant les pays ouest-africains) n’a fait que demander aux forces de l’ONUCI  “de faire pression” par tous les moyens sur le président non élu Laurent Gbagbo.

Dans l’ensemble, les yeux sont désormais tournés, tous, vers le dispositif militaire et politique onusien présent sur place (Onuci). Ban Ki-Moon a d’ailleurs appelé vendredi le Conseil de Sécurité à renforcer le mandat des Casques bleus présents sur place afin de garantir la protection des populations.

Concernant les nombreuses violations des droits de l’Homme, que documentent déjà les organisations internationales – à noter par exemple que Human Rights Watch accuse les deux parties belligérantes d’être responsables des violences, tout en insistant sur les “crimes contre l’humanité” commis par les forces de Gbagbo, le Conseil des droits de l’homme de l’Onu vient de décider de l’envoi en Côte d’Ivoire d’une commission indépendante chargée d’enquêter sur les violences. Le bilan provisoire est de 470 morts.

Retrouvez notre dossier complet sur la Côte d’Ivoire : Le “bank run” de la Côte d’Ivoire, pari tragique ? et Milices ou armées, quelle guerre en Côté d’Ivoire ?

Image de Une CC : Marion Boucharlat, Rémiforall

Billet initialement publié sur Youphil

Photo FlickR CC : Sunset Parkerpix ;  United Nations Photo ; anw.fr

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés