Facebook et Twitter ne font pas les révolutions

Le 8 mars 2011

Les cyber-utopistes qui pensent que les révolutions arabes ont été menées grâce aux réseaux sociaux ignorent les mécanismes d'activisme réel qui les sous-tendent.

Des tweets ont été envoyés. Des dictateurs ont été renversés. Internet = démocratie. CQFD.

Malheureusement, voici le niveau de nuance chez quelques figures notables qui pensent qu’Internet a joué un rôle dans les récents soulèvements au Moyen Orient.

Il était extrêmement amusant d’observer les cyber-utopistes (qui adhèrent à la vision selon laquelle les outils comme Facebook et Twitter peuvent construire des révolutions sociales) trébucher les uns sur les autres pour essayer de mettre un clou de plus dans le cercueil du cyber-réalisme. C’est la position que j’ai récemment avancée dans mon livre, The Net Delusion. J’y défends le point de vue selon lequel les outils numériques ne sont que de simples outils, et que les mutations sociales continuent d’impliquer des efforts laborieux sur le long terme par le jeu des institutions et des réformes.

Puisque les pom-pom girls d’Internet ne peuvent plus enterrer le cyber-réalisme, ni se soustraire à l’Histoire, elles doivent concevoir leur propre interprétation de la position cyber-réaliste, qu’elles assimilent au point de vue selon lequel Internet ne compte pas. C’est la caricature typique de la vision du monde du cyber-réaliste qui ne correspond pas à certaines parties de mon livre, pourtant très explicites. Voici juste une citation :

Internet est encore plus important et disruptif que [ses plus grands défenseurs] ne l’ont théorisé jsuqu’à présent.

Pas de leaders conventionnels

Prenez aussi les persécutions permanentes de Malcolm Gladwell, de plus en plus décrit comme une sorte de néo-luddite. Dans un chat en ligne sur le site du New Yorker peu de temps après son attaque provocatrice contre la “révolution Twitter” publiée en octobre dernier, Malcolm Gladwell a explicitement formulé, à trois reprises, qu’Internet pouvait être un outil efficace pour mener des changements politiques, si tant est qu’il soit utilisé par des organisations auto-organisées (à la différence d’individus isolés).

Ainsi, se contenter de montrer qu’Internet a été utilisé pour promouvoir et même organiser des manifestations au Moyen-Orient ne contre en rien cet argument. Pour réfuter cela, les cyber-utopistes auraient besoin de prouver qu’il n’y avait aucune coordination par des organisations d’activistes locaux – avec des leaders et des hiérarchies – qui ont tissé des liens resserrés (en ligne ou non) avant même les manifestations.

Ce que nous avons vu jusqu’à présent suggère que les choses se sont passées différemment. Il est vrai que les principaux organisateurs des mouvements égyptiens sur Facebook ne sont peut être pas des leaders révolutionnaires dans le sens conventionnel du terme (et comment le pouvaient-ils, étant donné les antécédents sinistres de l’ancien président Moubarak visant – avec le soutien de Washington – à disperser l’opposition ?). Malgré cela, ils ont exercé un leadership et ont agi stratégiquement  - y compris en allant jusqu’à se cacher quelques jours avant les manifestations  - exactement de la même manière dont s’y prendraient des unités révolutionnaires.

Rien de spontané

Les collaborations entre les cyber-activistes tunisiens et égyptiens – si largement célébrées dans la presse – n’étaient pas virtuelles non plus. L’espace d’une semaine, en mai 2009, je suis tombé sur deux ateliers au Caire (organisés indépendamment l’un de l’autre), où des blogueurs, des informaticiens, et des activistes des deux pays étaient présent en personne, se partageant des conseils sur la manière de s’engager pour éviter la censure. L’une des personnes présentes était le blogueur tunisien Slim Amamou, qui deviendra le ministre des sports et de la jeunesse en Tunisie. L’un de ces événements était financé par le gouvernement américain, et l’autre par l’Open Society Foundation de Georges Soros (à laquelle je suis affilié).

Il y a eu beaucoup d’autres événements comme ceux-ci – et pas seulement au Caire, mais aussi à Beyrouth et Dubai. La plupart d’entre eux ne furent pas publics car la sécurité des participants était en jeu – mais cela tend à démentir l’idée selon laquelle les manifestations récentes furent organisées par des gens au hasard faisant des choses au hasard sur internet. Ceux qui croient que ces réseaux étaient purement virtuels et spontanés ignorent l’histoire récente du cyber-activisme au Moyen-Orient  - pour ne rien dire du soutien qu’ils ont reçu, quelques fois avec succès, d’autres fois non, mais la plupart du temps en provenance de gouvernements occidentaux, fondations ou entreprises. Pour prendre un seul exemple, en septembre 2010, Google a convié une douzaine de blogueurs de la région pour une conférence sur la liberté d’expression que l’entreprise organisait à Budapest.

Retracer l’histoire de ces réseaux d’activistes nécessiterait plus qu’une simple étude de leur profil Facebook. Cela requiert un laborieux travail d’investigation – au téléphone et dans les archives – qui ne peut être fait du jour au lendemain. La raison pour laquelle nous n’arrêtons pas de parler du rôle de Twitter et de Facebook est la suivante: le contrecoup des révolutions au Moyen-Orient nous ont laissé si peu d’autres chose à raconter que l’analyse politique profonde des causes de ces révolutions seront absentes pendant les prochaines années.

Tout cela pointe la véritable raison pour laquelle tant de cyber-utopistes se sont fâchés avec Gladwell : dans un billet de blog complétant son article sur la présnce de manifestants place Tahrir, il osa suggérer que les griefs qui ont poussé les manifestants dans les rues méritaient bien plus d’attention que les outils qu’ils ont utilisé pour s’organiser. Cela revenait à cracher à la figure des digerati (l’élite d’Internet, ndlr) – voire même pire : sur leur iPad.

Et pourtant, Gadwell avait probablement raison : aujourd’hui, le rôle du télégraphe dans la révolution bolchévique de 1917 – de même que le rôle des cassettes enregistrables lors de la révlution irannienne ou que le fax dans les révolutions de 1989 – n’intéresse personne en dehors une poignée d’universitaires. Le fétichisme technologique est à son apogée immédiatement après la révoluion, mais tend à disparaître peu après. Dans son best-seller The Magic Lantern, l’un des observateurs les plus fins des révolutions de 1989, Timothy Garton Ash, affirma qu’ “en Europe de la fin du XXeme siècle, toutes les révolutions sont des télérévolutions”. Mais rétrospectivement, le rôle de la télévision dans ces événements semble plutôt anecdotique.

Sentiment de culpabilité

Est-ce que l’Histoire reléguera Twitter et Facebook aux oubliettes 20 ans plus tard ? Selon toute probabilité, oui. L’engouement actuel pour les changement politiques menés par les technologies est voué à se calmer pour un certain nombre de raisons. Premièrement, alors que les récents soulèvements peuvent sembler spontanés aux yeux des observateurs occidentaux – et donc aussi magiquement inattendus que des “flashmobs” (mobilisation éclair, ndlr) à San Fransisco à l’heure de pointe – la véritable histoire des changements de régimes par le peuple ont tendance à diminuer le rôle communément donné aux technologies.

En insistant sur le rôle libérateur des outils, et en minimisant le rôle des organisations humaines, ces prétextes rendent les américains fiers de leur propre contribution aux événements du Moyen Orient. Après tout, puisqu’une telle révolution n’aurait pas pu avoir lieu sans Facebook, alors la Silicon Valley mérite en grande partie d’être créditée pour sa contribution. Si le soulèvement n’était pas spontané et que ses leaders n’avaient pas choisi Facebook car tout le monde y est, l’Histoire deviendrait tout à coup moins glamour.

Deuxièmement, les médias sociaux – par la grande vertu d’être “sociaux” – se prêtent eux mêmes à des estimations désinvoltes, soit-disant expertes de leur propre importance. En 1989, l’industrie du fax n’avait pas utilisé une armée de lobbyistes et les utilisateurs du fax n’ont pas ressenti un tel attachement à ces maladroites machines, semblable à celui qui anime certains par rapport à leur tout-puissant réseau social.

Peut-être que les revendications démesurément révolutionnaires des médias sociaux qui circulent actuellement en Occident ne sont que des manifestations du sentiment de culpabilité de l’Occident de passer autant de temps sur les médias sociaux : après tout, si cela aide à répandre la démocratie au Moyen Orient, cela ne peut pas être si mauvais que de passer des heures à “poker” ses amis ou à jouer à Farmville. Mais l’Histoire récente des technologies suggère fortement que l’engouement pour Facebook et Twitter va faner au fur et à mesure que l’audience migrera vers de nouveaux services. Déjà, des technophiles rougissent au souvenir de la sérieuse conférence accadémique qui fut une fois consacrée à la révolution Myspace.

Enfin, les personnes qui nous servent de sources directes d’informations sur les manifestations peuvent simplement être trop excitées pour pouvoir proposer un point de vue nuancé. Se pourrait-il que le directeur des ventes de Google, Wael Ghonim – probablement le premier révolutionnaire diplomé d’un MBA, qui a émergé comme personnalité publique de la révolution égyptienne et s’apprête à publier un livre sur la “révolution 2.0”, ait exagéré le rôle de la technologie tout en diminuant son propre rôle de leader dans le mouvement ? Après tout, on ne connait pas de dissident soviétique qui ne croit pas que le fax ait renversé le Politburo, ou un ancien employé de Radio Free Europe ou Voice of America qui ne pense pas que les ondes occidentales  aient provoqué la chute du mur de Berlin.

Cela ne veut pas dire que ces dispositifs de communication n’ont pas joué un rôle dans les soulèvements des dix dernières années, mais il ne faut pas oublier que les personnes directement impliquées peuvent ne pas avoir l’appréciation la plus juste de la manière dont les événements se sont déroulés. S’ils ne veulent pas se condamner eux-mêmes à des pénibles discussions de bistrot avec les grisonnants et irréductibles grincheux des heures de gloire du fax ou des purs croyants de Radio Free Europe, alors les cyber-utopistes d’aujourd’hui doivent se déconnecter de Facebook et travailler un peu plus dur.

Traduction: Stanislas Jourdan.

Cet article a initialement été publié sur le Guardian

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Crédits photo: Flickr CC Ahmad Hammoud, cjb22, _dChris

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