L’insoutenable légèreté des sentiments en politique

Le 17 février 2011

Sans douter de sa sincérité, l'émotion suscitée par le soulèvement des peuples tunisiens et égyptiens a une durée de vie limitée, du fait même de sa spontanéité. Inévitable, elle doit être réappropriée pour devenir un engagement pérenne.

Depuis que la révolte a commencé à gronder en Tunisie puis en Egypte et bientôt ailleurs, il s’est trouvé un nombre grandissant de personnes pour manifester leur solidarité avec les peuples en colère. En plus, ça tombe bien, l’indignation est à la mode, et chacun y va d’un drapeau tunisien comme avatar Facebook ou de son petit commentaire plein d’espoir pour une libération prochaine des peuples opprimés. Une telle solidarité internationale pour tous ceux qui subissent le joug de dictatures ferait chaud au coeur… si seulement son caractère essentiellement émotionnel et, par là, obligatoire ne lui promettait pas une bien brève existence. Obligatoires l’émotion et l’indignation ? Malheureusement, oui.

Des émotions obligatoires

Ce grand élan d’émotions et de sentiments de sympathie avec les peuples en lutte pourrait témoigner, au choix, de l’enracinement toujours profond de la démocratie et de la liberté dans le cÅ“ur des peuples occidentaux, de la perpétuelle “naissance” d’une société civile internationale et d’une solidarité mondiale entre les peuples, ou encore d’une solidarité internationale qui trouve son expression dans l’invitation à “marcher comme un égyptien”… Il y a pourtant de bonnes raisons de penser qu’il ne repose pas vraiment sur tout cela.

En effet, pouvons-nous ne pas ressentir cette émotion ? Pouvons-nous ne pas nous sentir solidaire de ceux qui souffrent ? La réponse est non. Nos émotions, quelles qu’elles soient, sont bien souvent obligatoires. C’est ce que disait Marcel Mauss en substance dans un texte de 1921 logiquement intitulé “L’Expression obligatoire des sentiments” :

Ce ne sont pas seulement les pleurs, mais toutes sortes d’expressions orales des sentiments qui sont essentiellement, non pas des phénomènes exclusivement psychologiques, ou physiologiques, mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l’obligation la plus parfaite.

Si vous participez à un enterrement, même sans être intimement lié au défunt, peut-être même sans le connaître, vous serez sans doute saisi également de tristesse. Pourquoi cela ? Tout d’abord, parce que ne pas manifester ce sentiment, ce serait enfreindre les règles implicites de la situation. Essayez de vous mêler à un cortège funéraire et de sourire tout le long, vous comprendrez rapidement de quoi je veux parler. Une simple indifférence n’est pas non plus envisageable, du moins sans le risque de quelques sanctions de la part de vos voisins.

L’importance des agencements

Mais il y a autre chose : il ne s’agit pas seulement de manifester de façon ostensible sa tristesse. Bien souvent, le sentiment n’est pas seulement feint, et il est également très sincèrement ressenti. C’est qu’il repose non pas sur une disposition individuelle, une sensibilité particulière à la situation, mais bien à tout un dispositif extérieur à l’individu et qui s’impose à lui. L’organisation du cortège, la signification culturelle des vêtements noirs, l’attitude des différents acteurs en présence : c’est tout cela qui nous conduit à ressentir, y compris de façon très profonde, le sentiment adéquat à la situation. Il en va de même dans d’autres situations : même le snob le plus réfractaire aux hordes de supporters aura quelques difficultés à ne pas ressentir un petit frissonnement au beau milieu d’un stade, et, si j’en crois cette excellente BD qu’est Logicomix, même un pacifiste comme Russel n’a pu réfréner quelques sentiments guerriers lorsque, en 1914, son pays rentra dans la première Guerre Mondiale.

Il en va de même pour les sentiments qui nous saisissent face à la souffrance et à la révolte dans d’autres pays. Aussi sincère soit-elle – et je ne doute pas que ceux qui ont changé leur avatar Facebook avaient alors la larme à l’Å“il -, elle repose fondamentalement sur certains dispositifs qui nous amènent à ressentir l’émotion attendue. Le recours à des représentations collectives et puissantes, comme celle de la Marianne révolutionnaire, font partie de ceux-ci – voir cette brillante analyse. C’est très largement la façon dont on définit la situation qui nous conduit à ressentir enthousiasme, inquiétude, solidarité, etc.

Mais ces sentiments obligatoires n’ont dès lors qu’une permanence toute relative : si le dispositif qui les fait naître disparaît, ils sont promis au même sort. Réservés à des temps et des espaces sociaux particuliers, ils n’affectent pas l’ensemble de la vie des individus et, partant de là, n’entraînent pas forcément une mobilisation qui dépasse certains cadres bien définis et, surtout, certaines actions particulières. A savoir celles qui ont une visibilité suffisante pour que chacun voit combien on ressent l’émotion exigée. C’est bien ce que Marcel Mauss décrit dans son texte sur les rites funéraires australiens :

Et puis après cette explosion de chagrin et de colère, le camp, sauf peut-être quelques porteurs du deuil plus spécialement désignés, rentre dans le train-train de sa vie.

Il n’est pas étonnant que l’émotion et la solidarité prennent d’abord, dans le cas qui nous intéresse, des formes de manifestations publiques : le rassemblement, l’affichage envers les “amis” électroniques… Il faut montrer que l’on participe au mouvement. Une fois de plus, il ne s’agit pas de dire que ce sont là des pratiques purement ostentatoires, dénuées de toute sincérité et de toute authenticité. Au contraire, ceux et celles qui vont dans la rue sont sans doute on ne peut plus convaincus de ce qu’ils font – après tout, la pression sociale n’est pas si forte… Mais ce sentiment, enfermé dans une temporalité particulière, a peu de chances de déboucher sur des formes d’engagement plus marqusé. Une fois les autres dispositifs générateurs de sentiments disparus ou remplacés par d’autres inquiétudes, il n’en restera probablement pas grand chose.

L’effort d’indignation

En soi, ce n’est pas forcément dramatique. Les peuples tunisiens et égyptiens peuvent très bien s’en sortir sans cela. Les révolutions, si elles ont toujours provoqué des réactions dans les autres pays – en un sens, elles étaient globales bien avant que le mot ne soit à la mode -, se sont parfois passées du soutien extérieur, et plus encore d’un simple sentiment de bienveillance de la part des autres peuples. Mais le risque existe que, passé le moment où les dispositifs d’émotions sont les plus forts, c’est-à-dire la phase la plus “chaude” de l’activité révolutionnaire et protestataire, le détournement des sentiments étrangers privent ces pays de l’attention qu’ils méritent…

On peut aussi en tirer une leçon plus générale au moment où, suite au succès de l’opuscule de Stéphane Hessel, l’incitation à “s’indigner” fait florès. Non pas que l’indignation soit mauvaise, mais comme toute émotion, elle risque bien de reposer avant tout sur certains dispositifs, dont Stéphane Hessel lui-même et ses écrits font partie. Aussi sincère puisse-t-elle être, elle peut être d’une insoutenable légèreté, du moins si l’on veut qu’elle débouche sur quelques changements d’importances. Passé le moment le plus fort – par exemple si la colère parvient à emporter la tête d’une ministre – le “business as usual” risque fort de reprendre le dessus.

“Ne mettez pas tout vos espoirs dans les révolutions : elles finissent toujours par recommencer. C’est pour cela qu’on les appelle révolutions” dit Sam Vimes dans ce brillant roman qu’est Nigthwatch (ma traduction) : il est possible que personne n’ait mieux exprimé que cela que Terry Pratchett. On pourrait en dire autant de l’indignation, de l’émotion et des sentiments : ce ne sont là des armes politiques bien limitées tant dans leur durée que dans leur portée. Engagement et convictions… Il faudrait peut-être appeler aussi à cela.


Article initialement publié sur Une heure de peine
Illustrations CC FlickR: carac3, stuff_and_nonsense, life creations

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