A qui est ce tube?

Le 30 décembre 2010

Francis Gosselin offre sa réflexion sur les oeuvres et leurs créateurs. Devraient-ils vraiment pouvoir s'approprier le fruit d'un travail inspiré par un monde? Un texte inacceptable pour certains, un soulagement pour d'autres et là en est toute sa cause.

Une réflexion sur la création d’oeuvres et l’appropriation systématique de celles-ci par leurs “créateurs”. Ici, l’auteur critique la propriété intellectuelle et justifie sa position en rappelant les base du processus de création. Ça n’est pas tant pour la véracité de cette réflexion que nous publions ce texte aujourd’hui que pour sa nature interrogatrice. Alors que tout est bouleversé, toutes les notions qu’entourent le monde de la musique sont revisitées. La philosophie ayant toujours été le fondement de tout aboutissement, voici un texte de Francis Gosselin.

“Non qu’il refusât la gloire, mais celle-ci signifiait alors autre chose; j’imagine que le public auquel il s’intéressait, qu’il désirait séduire, n’était pas la masse d’inconnus que convoite l’écrivain d’aujourd’hui, mais la petite compagnie de ceux qu’il pouvait personnellement connaître et estimer.” – Milan Kundera, La Lenteur (Gallimard, 1995)

La gloire liée à l’attribution objective et nominative d’une propriété artistique promeut-elle la créativité lorsqu’elle livre aux regards de ses scrutateurs les créateurs-propriétaires qui s’érigent dès lors en idoles millionnaires ? N’y a-t-il pas de vertu à écrire des articles sans les signer, à les signer d’un faux nom, à les attribuer à d’autres, personnages fictifs ou réels ? Et si l’idée propriétaire était un piège, le trou noir social des idées nouvelles?

Il fût un temps où écrire était pénible. Enfin, écrire est toujours pénible, mais maintenant, les gamins de seize ans tapent 60 mots minute et produisent, eux aussi, des contenus en volume. Des volumes de contenus.

Ils crowdsourcent, ou plutôt, sont crowdsourcés. À défaut d’être embauchés par des multinationales bureaucratisées, ils créent pour le plaisir, et l’acte de créer a pour eux une valeur en soi. L’auditoire est précis, la plupart du temps limité. Dans cet univers, l’auteur préserve une certaine rareté, voire une rareté certaine. Le monde n’est pas plat. Un chemin est parcouru, au sein duquel beaucoup de choses sont créées et circulent : on ignore la plupart du temps d’où elles viennent, où elles vont.

À qui appartient l’idée ? Qui la protège donc ? Le cas échéant, dans quel but ? Si cette appropriation dirigeait vers l’auteur les regards critiques et les commentaires normatifs ayant valeur de propositions constructives, ne l’enfermerait-on pas dès lors dans une danse qui requerrait la cohérence rationnelle, interdisant l’exploration ?

En fait, la propriété de l’art a ceci d’étrange qu’en élevant le créateur au rang de mythe, elle dénature l’oeuvre, et réduit le processus de création à un simple acte de production. Regarder l’avenir – comme l’atome, ou l’artiste – le change. L’artiste propriétaire est un entrepreneur capitaliste qui crée, puis exploite à l’infini les droits sur sa création : un droit de monopole qui en fait un rentier oisif. S’il réussit, il se retrouve au centre d’une machine qui articule pour lui la production et la distribution de son travail.

La machine construit le sens social autour de l’oeuvre : on le regarde travailler, on décrit ce travail. La machine referme le monde sur l’artiste et l’artiste sur le monde. Devenu riche et célèbre de son vivant, il perd en quelque sorte le statut d’artiste, car la divergence lui est interdite. Le mythe de l’artiste pauvre repose sur ce constat, que rémunération et gloire affectent négativement la création : ils l’encadrent et incitent à la mimésis, détruisent la contestation normative. Ils font du créateur un prosélyte de sa propre contemporanéité.

Un être bassement politique. I am what I am, écrit Reebok. Produire pour la masse informe et anonyme – celle qui est car elle est – est bien garante de production, mais non de culture. La culture de masse, Adorno l’a bien montré, est la fin de la culture.

On clame pourtant que gloire, célébrité et richesse sont nécessaires. Pour justifier la machine symbolique du déclamateur de masse, on soutien qu’en leur absence, le monde n’aurait engendré ni le feu, ni la roue, ni Kundera ni aucun autre. Par ce discours, l’auditoire, bien que toujours présent à l’esprit du créateur, devient la finalité. Il faut vendre. À quiconque.

Mais pourquoi faut-il donc que la masse des inconnus aime ainsi a priori ? Pourquoi niveler, plutôt qu’élever une oeuvre à un stade requérant un effort d’interprétation ? N’est-ce pas justement cette obsession de la gloire et de la célébrité qui a rendu le cirque politique absolument abscons, méprisé par tous et par toutes, même par ceux qu’y s’y prêtent ? Et si on acceptait que certaines créations n’appartiennent qu’à quelques destinataires choisis ?

La forme nécessaire de la durée, contre la plastique propriété

Le soin de partager les mots, les sons et les images devrait nous servir de guide, de leitmotiv incontestable. Nous héritons d’un riche héritage artistique et culturel que nous rendons, par notre travail de transformation, disponible aux autres. C’est ainsi que s’érige la valeur politique de l’art, par la reformulation toujours en cours, jamais complète, des mêmes mythes fondateurs qui nous appartiennent à tous.

A contrario, le culte de la vitesse et de l’aplatissement du monde, qui autorise les plus absurdes excentricités artistiques (de Damien Hirst à Lady Gaga), n’ont d’effets politiques qu’a posteriori. Ils captivent par le spectaculaire-plastique et construisent des discours qui servent de justification ex post à des actes esthétiquement planifiés mais politiquement insignifiants.

Comme ils s’adressent à tous, ils ne s’adressent à personne. Leur existence, insipide et peu amène à une société des philosophes, n’est rendue possible que par l’acceptation lascive d’un système illégitime de propriété des idées. Illégitime tant dans ses fondements que dans les effets, inégalitaires et injustes (surtout sur le plan artistique) qu’il engendre. Les idoles monopolistiques surfent sur du vent, à grands renforts de monopoles construits pour “encourager les créateurs”, alors qu’il est convenu qu’ils ne créent rien, mais empruntent tout.

Ils s’abreuvent à même la sédimentation des lieux communs qu’ils recrachent à grands renforts de médias, instrumentalisation des rentes du monopole pour justifier le monopole. Ils reproduisent le contenu et le contenant : ils ne créent rien, ils reproduisent. Ils n’existent que pour la masse informe, cible politique du marché des symboles. Ils n’ont ni destinataire, ni destination.

La propriété intellectuelle des oeuvres artistiques fait en sorte que ceux qui réussissent à encercler les mythes fondateurs en se les appropriant réussissent de facto à imposer les produits de cette appropriation comme seuls légitimes. Ils sont encouragés par le cirque politique. La pénalisation du prétendu “pirate” ne fait qu’affirmer le monopole symbolique de ces monopoles culturels.

Cette démarche exclut l’activation d’un levier majeur de l’exception culturelle – le jugement ! – et réduit le débat à un non lieu juridique. Chemin faisant, on désigne la célébrité – “la voilà”, dit-on – en regardant la machine productrice de symboles, ce qui mène à conclure que, puisque la machine tourne, il y a forcément création. On jette le bébé. Puis l’eau du bain. On ne garde finalement rien de bon. En remettant à plat les droits de détention et d’exploitation de l’oeuvre, le cirque politique refuse d’agir subjectivement et d’interjeter en faveur du Beau, aux dépens des représentations plastiques qui aveuglent. Comme si toute création était égale…

Enfin, l’acte de création ne se satisfait que très rarement de produits finis, plastiques et emballés. En témoignent les multiples élaborations intermédiaires des architectes, pour qui sketches et maquettes constituent l’essence du travail, un work in progress, vers un but jamais atteint, ou enfin, toujours imparfaitement. Car l’oeuvre de l’auteur, comme celle de l’artiste, n’est jamais qu’un ensemble difforme de productions, une oeuvre totale à laquelle chacune des parties n’est finalement qu’une contribution infime.

Ce n’est pas là où on prends les idées, qui compte, mais enfin là où on les amène, disait Godard.

Facile, diront certains, l’architecture est l’une des disciplines où création et attribution participent d’un même mouvement. Pourtant, même (et surtout) en architecture, ce sont l’ensemble des ébauches et des articulations intermédiaires de l’oeuvre qui constituent le creuset de la création véritable. L’oeuvre architecturale, une fois construite, “n’appartient” plus au créateur.

Ainsi, l’impossible perfection du “ça” et du “là” que tentent de mettre en scène et de protéger les chorégraphes de la pop-culture, n’est finalement qu’un leurre adolescent qui, à force d’expériences infructueuses, se solde par la mise en garde de Frank Gehry sur cette immaturité créatrice : “there is no there” ; il n’existe pas de chose telle qu’un produit culturel fini. Les sketches, comme les maquettes de l’architecte, sont parfois volontairement déconstruites. Car la richesse esthétique de l’acte créatif repose, justement, dans la nature essentiellement incomplète de toute oeuvre.

Ainsi, le monde des arts, comme l’ensemble des activités de remise en scène des mythes fondateurs (ce que nous nommons, par convention, création), ne sont en fait que des étapes d’un lent processus d’accumulation et d’expérimentation des formes, des sons et des couleurs du monde.

On se surprend même que, sur un tel chemin, certains soient parvenus à faire reconnaître une propriété quelconque sur un tronçon unique, sans alternatives, et sans égard au chemin parcouru. Ils s’approprient ainsi, et étrangement, une part significative de l’incomplétude du monde. Ils posent sans humilité leurs noms en grandes lettres sur le mur de l’Histoire. Ils altèrent les possibles, obligeant un retour aux sources, sources à partir desquelles peut-être d’autres rivières formeront leurs lits. Nous creusons des digues. En attendant.

Remerciements à Jules Lacoste et Jean-Jacques Stréliski, ces êtres chers qui m’inspirent, au même titre, sinon davantage, que ce très cher Kundera, que j’admirerai éternellement. Encore que sans Denis Roy, Émilie Pawlak et Pierre-Antoine Lafon, cet article eût été impossible.

Artiicle initialement publié sur: Mosaic

Crédits photos CC flickr: http: Akmar Simonse; zigazou76; Alessandro Pinna

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