L’embarras d’un ambassadeur est une tragédie, 15.000 victimes civiles une statistique

Le 9 décembre 2010

Pourquoi les 15.000 victimes civiles supplémentaires révélées par les warLogs Irakiens n'ont pas poussé les autorités américaines à fermer les comptes d'hébergement et PayPal de Wikileaks?

Peu de choses illustrent mieux les défis du journalisme à l’ère des données que le Cable Gate – et plus précisément, la manière dont on peut impliquer les lecteurs avec des histoires qui impliquent de grands ensembles de données.

Les fuites du Cable Gate ont été d’un ordre différent de celles de l’Afghanistan et de la guerre en Irak. Pas en nombre (il y avait 90.000 documents dans les warlogs afghans et plus 390.000 dans les warlogs irakiens, le Cable Gate en comporte environ 250.000) – mais sur la matière.

Pourquoi les 15.000 décès de civils supplémentaires révélé par les warlogs irakiens n’ont pas poussé les autorités américaines à fermer les comptes d’hébergement et PayPal de Wikileaks ? Pourquoi cela n’a-t-il pas dominé l’agenda médiatique de la même manière ?

Tragédie ou statistique?

Généralement attribuée par erreur à Staline, la citation: “La mort d’un homme est une tragédie, la mort de millions est une statistique” illustre particulièrement bien le problème : lorsque vous allez au-delà de certaines limites et que vous ne pouvez plus traiter l’information sur le plan humain, vous avez du mal à faire participer le public sur le sujet que vous couvrez.

Certaines recherches suggèrent que ce n’est pas un problème qui affecte uniquement le journalisme mais également la justice. En octobre Ben Goldacre écrivait un article sur une étude indiquant que “les personnes qui blessent un grand nombre de gens écopent de dommages-intérêts significativement plus faibles que les personnes qui font un plus petit nombre de victimes. Les tribunaux punissent moins durement les condamnés lorsqu’ils blessent plus de personnes.”

Au-delà d’une peine maximale de 10 ans, les personnes qui ont lu le compte rendu d’un crime faisant trois victimes ont recommandé en moyenne une année de prison supplémentaire que ceux ayant lu le compte-rendu d’un crime faisant 30 victimes. Une autre étude, dans laquelle une société de transformation des aliments a empoisonné en connaissance de cause ses clients pour éviter la faillite, a donné des résultats similaires.

Pertinence

C’est là que les journalistes jouent un rôle particulièrement important. Kevin Marsh, écrit à propos de Wikilieaks :

Les révélations qui manquent de pertinence ne servent pas l’intérêt public – si nous voulons attirer l’attention du public en vue d’enrichir son discours de manière a pouvoir changer quelque chose de concret.

Il a raison. Mais Charlie Beckett, dans les commentaires de cet billet, pointe le fait que Wikileaks ne travaille pas de manière isolée:

Wikileaks fait maintenant partie d’un journalisme de réseau où il est une sorte de fil d’informations pour les rédactions traditionnelles comme le New York Times, le Guardian et El Pais. Je pense que cela aide à atteindre un degré élevé de ce que vous appelez pertinence.

L’an dernier Wikileaks a réalisé qu’ils auraient sans doute beaucoup plus d’impact en travaillant en partenariat avec des médias traditionnel plutôt que de rendre disponible à tout le monde massivement leurs fuites de documents. C’était un changement important pour Wikileaks parce que cela voulait dire réévaluer le principe fondamental de l’ouverture à tous, en prenant un rôle plus éditorial. Mais c’était un geste intelligent – et sans doute efficace. The Guardian, Der Spiegel, le New York Times et maintenant El Pais et Le Monde ont tous ajouté de la pertinence à ces fuites. Mais auraient-ils pu faire davantage ?

Visualiser grâce à la personnalisation et l’humanisation

Dans ma série d’articles sur le datajournalisme, j’ai identifié la visualisation comme l’une des quatre étapes interdépendante de sa production. Je pense que ce concept doit être élargi pour inclure la visualisation des études de cas : ou humanisation, pour l’écrire de façon plus succincte.

Il y a des dangers, bien sûr. Tout d’abord que l’humanisation de l’histoire la fasse apparaître comme une exception (la tragédie d’une personne) plutôt que la généralité (la souffrance des milliers) – ou simplement émotive plutôt qu’informative et, deuxièmement, que votre choix d’études de cas ne reflètent pas la réalité la plus complexe.

Ben Goldacre – une nouvelle fois – explore cet aspect particulièrement bien :

Avastin prolonge la survie de 19,9 mois à 21,3 mois, ce qui est d’environ 6 semaines. Certaines personnes pourraient bénéficier de plus, d’autres moins. Pour certains, Avastin pourrait même réduire leur durée de vie et ils auraient été mieux sans ce traitement (et sans ses effets secondaires, en plus de ces de leur chimiothérapie). Mais dans l’ensemble, en moyenne, une fois ajoutée à tous les autres traitements, Avastin prolonge la survie de 19,9 mois à 21,3 mois.

Le Daily Mail, The Express, Sky News, Press Association et le Guardian ont tous décrit ces chiffres et ont illustré leurs histoires sur Avastin par une anecdote : le cas de Barbara Moss. Elle a été diagnostiquée avec un cancer du côlon en 2006, elle avait tous les traitements habituels, mais elle a également payé de sa poche pour avoir Avastin en plus de cela. Elle est vivante aujourd’hui, quatre ans plus tard.

Barbara Moss a beaucoup de chance en effet, mais son cas n’est en aucun cas représentatif de ce qui se passe quand vous prenez Avastin, il n’est pas informatif. L’anecdote est utile sur un plan journalistique, dans le sens où elle aide les gens à raconter des histoires, mais son expérience est anecdotique et clairement trompeuse, car elle ne raconte pas l’histoire de ce qui arrive aux gens sous Avastin: à l’inverse, elle raconte une histoire complètement différente, et sans doute une plus mémorable – maintenant intégré dans l’esprit de millions de personnes – que le produit à 21.000 livres des laboratoires Roche, Avastin, vous permet de survivre pendant une demi-décennie.

Le journalisme de flux – avec ses exigences réglementaires d’impartialité, souvent interprétées en pratique comme un «équilibre» – est particulièrement vulnérable à cet égard. Voici un exemple de la façon dont le débat sur l’homéopathie s’est focalisé sur l’expérience d’une personne pour des raisons d’équilibre:

Le journalisme à l’échelle industrielle

Les histoires de Wikileaks sont du journalisme à l’échelle industrielle. L’équivalent le plus proche d’après mes souvenirs est l’histoire des dépenses des députés qui a dominé l’agenda médiatique pendant 6 semaines. Le Cable Gate en est déjà à neuf jours et la richesse des histoires a même justifié un live-blogging.

Avec ce nouveau niveau arrive un autre problème: le cynisme et la passivité; le Cable Gate peut fatiguer. Dans ce contexte, le journalisme en ligne a un rôle unique à jouer, qui était à peine possible auparavant: l’autonomisation.

Il y a 3 ans, j’ai écrit à propos des cinq W (Who, What, Where, When, Why) et du H (How) qui doivent venir en complément de chaque information. Le «comment» et «pourquoi» sont des possibilités que de nombreuses entreprises de médias ont à peine exploré. “Pourquoi devrais-je m’y intéresser ?” est sur une autre dimension de visualisation: la personnalisation – reliant l’information directement à ma propre personne. Le Guardian se rapproche de cela avec sa base de données consultable, mais je me demande à quel point la puissance de traitement, les outils et les données des utilisateurs vont nous permettre de réaliser ce genre de chose plus efficacement.

La question «Comment puis-je faire la différence ?» pousse sans doute les utilisateurs à créer des outils – ou à les créer nous-mêmes – où ils peuvent se déplacer dans l’information en communiquant avec les autres, la diffusant, votant et ainsi de suite. C’est un rôle avec lequel de nombreux journalistes peuvent être mal à l’aise car il pose des questions de prise de position, mais en choisissant de raconter ces histoires, et de les raconter d’une certaine manière, les mêmes questions son posées; nous renvoyer vers une gamme d’outils en ligne ne doit pas être différent. Ce sont des questions que nous devrions explorer, sur le plan éthique.

Résumons en une phrase

Sans m’en apercevoir, j’ai fini par écrire plus de 1000 mots sur cette question, cela vaut la peine de regrouper tout cela en une phrase.

Le journalisme à l’échelle industrielle en utilisant un grand nombre de données à l’époque du réseau pose de nouveaux problèmes et ouvre de nouvelles possibilités : nous avons besoin d’humaniser et de personnaliser d’énormes flots de données d’une manière qui ne porte pas atteinte à la complexité ou l’ampleur des questions traitées, et nous devons penser à ce qui se passe un fois qu’une personne a fini de lire une histoire en ligne et les éditeurs en ligne ont sans doute un rôle à jouer là-dessus.

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Article initialement publié en anglais sur le blog de Paul Bradshaw : onlinejournalismblog

Photo Credits: Flickr CC moominsean, Jorge Franganillo.

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