Vu sur le Net: la pétition visuelle

Le 8 décembre 2010

La bonne vieille pétition se décline sur Internet. Pier-Alexis Vial détaille un exemple intéressant de cette forme d'engagement. Il y est fait un usage politique de l’image, en l'occurrence les portraits des "signataires".

Il y a tout d’abord la pétition standard, celle qu’on vous fait signer à la sortie du métro pour telle ou telle cause plus ou moins juste et plus ou moins compréhensible. Il y a les pétitions officielles, médiatisées, et les petites pétitions de quartier contre le bruit que font les jeunes le samedi soir.

Mais au fond une pétition ça ressemble toujours plus ou moins à ça : une feuille blanche, sur laquelle est éventuellement inscrite l’ensemble des revendications du groupe qui la produit, et des cases vides : soit la place pour laisser des noms et des signatures. Parce que la signature, c’est l’Homme ? Peut-être bien. Au moins pouvons-nous dire que l’association nom + signature est une sorte de preuve morale de la présence physique. On pourra toujours objecter qu’il est possible de produire un faux nom ou une fausse signature, mais dans le principe chacun des signataires d’une pétition doit pouvoir être identifiable et retrouvé. Non pas nécessairement pour rendre des comptes, mais aussi pour réaffirmer un engagement. La pétition est donc un acte militant, mais sans visage.

Exemple de pétition issue du site de l'EFPSU.

Or sur le Net a fleuri un autre genre de pétition. La pétition visuelle. Et c’est en quelque sorte par la force des choses. En effet que penser d’une signature virtuelle ? D’un simple dessin sur un écran fait de pixels ? Le problème ici vient de la matérialité même de la pétition. Ce n’est pas techniquement impossible, on peut toujours scanner une feuille contenant des signatures. Seulement, le côté direct, l’impact de l’inscription au stylo qui prouve ce “j’étais là” ne serait pas du tout le même. La pétition vaut pour son côté “de terrain”. Une fois en ligne, elle ne ressemble guère plus qu’aux commentaires de blogs que l’on trouve partout sur Internet, et perd, à mon sens, de sa véritable nature militante. On peut en voir des exemples assez parlant sur le site MesOpinions.com qui ressemble à un énorme fourre-tout où chacun fait un peu ce qu’il lui plait sans véritable centralisation des combats ou des revendications.

Capture d'écran issue du site http://www.mesopinions.com/ réalisée le 18/11/2010.

Mais il y a une autre voie : cette fameuse pétition visuelle qui représente une véritable alternative entre la feuille de signatures et le commentaire en ligne. On peut en trouver une qui se distingue actuellement par son caractère original et son utilisation inventive, tout en étant très simple, des moyens technologiques à la portée d’un grand nombre d’internautes. Cette pétition, on peut la trouver ici1

En fait de pétition, il s’agit plutôt d’un manifeste, dont voici le texte principal :

“Ce manifeste est un acte de solidarité et de protestation : solidarité avec les « étrangers et les étrangères » encore une fois pointé·e·s du doigt et protestation contre une justice discriminatoire qui serait inscrite dans la Constitution. Parce que le racisme doit être combattu partout et non pas institutionnalisé, nous placardons nos prénoms, nos initiales, nos occupations et nous clamons notre refus de cette discrimination en nous déclarant tou·te·s étranger·ère·s. Parce que nous souhaitons offrir une visibilité aux «étranger·ère·s» qui ne sont pas criminel·le·s et qui participent à l’essor de la Suisse. Action citoyenne collective, dimanche 28 novembre, NON à l’initiative sur le renvoi et au contre-projet.”

Ce manifeste suisse donc se présente comme le “Manifeste des X délinquant-e-s.” Pourquoi X ? Parce qu’il m’est impossible d’en fixer le nombre, étant donné que celui-ci est actualisé dans la page même de titre au fur et à mesure de l’inscription des gens. Première chose : une interactivité assez ludique, qui permet de suivre continuellement la progression des inscriptions. Mais la véritable originalité réside dans la forme même de cette souscription au manifeste. J’ai parlé précédemment de pétition, parce que je parlais militantisme : parler en son nom pour une cause, laisser sa signature. Et d’une certaine manière, c’est ce qu’il vous est proposé de faire, mais avec d’autres moyens.

Il est possible en effet de laisser dans un cadre pré-établi votre photographie prise depuis une webcam :

Capture d'écran du site http://www.collectif-l.ch/manifeste/ réalisée le 18/11/2010.

Pour vous faire une idée de l’effet, je ne pourrai que vous conseiller d’aller directement sur le site, ayant décidé de ne pas pas opérer de sélection arbitraire parmi les visages affichés sachant que ceux-ci doivent disparaitre du Net dès le 28 novembre.

Ce que l’on peut constater, c’est que globalement, tout le monde joue le jeu. Il y a ceux qui sont plus réservés, et ne laissent ni nom ni emploi. Il y a les plus hardis qui vont dans les détails : nom, prénom, profession (la majorité des participants se contentant du prénom). Mais à quelques exceptions près (tout au plus une dizaine à ce que j’ai compté), tous ont laissé leur signature visuelle :  non pas un trait d’une main rapide au coin d’une rue, mais la photographie instantanée d’un moment devant son ordinateur.

Un effet saisissant

Si l’esprit reste, l’effet est autrement saisissant : à l’heure où j’écris ces lignes, il y  a plus de 1.000 visages qui s’affichent sur le site, de tous horizons, et de tous âges. Cependant, rien de très original là dedans, il existe bien d’autre exemples de pétition visuelle sur le Net, dont une assez célèbre, “the Million Faces” disponible sur le site de Control Arms dont le combat est décrit ainsi :

“Contrôlez les armes est une campagne internationale menée conjointement par Amnesty International, Oxfam International et le Réseau d’action international sur les armes légères (RAIAL). Nous demandons un traité sur le commerce des armes, un instrument international juridiquement contraignant qui empêche que les armes soient utilisées pour aggraver les conflits, la pauvreté et les atteintes aux droits humains. Pour en savoir plus sur la campagne.”

Et effectivement, il y a plus d’un million de personnes qui s’affichent sur le site à l’heure actuelle, y compris des célébrités, dont voici un petit panel français :

Toutefois il est à noter ici que n’importe quelle photo fait l’affaire. On peut s’en rendre compte en se baladant sur le site : on y trouve tout autant de photos façon portrait que de photos de vacances que l’on pourrait trouver sur Flickr. Parce que l’important est ailleurs : l’important c’est d’y être, pas d’assumer une quelconque position militante qui engagerait la personne ou son image puisque le contexte est entièrement assumé par l’organisation qui gère cette pétition. Le but premier de celle-ci est donc bien résumé par son appellation : “the Million Faces”, parce que c’est le nombre qui fait la force, c’est le “concept” qui marche, et peut importe si on ne voit jamais ces millions de visages, on peut au moins se consoler sur les célébrités présentes et feuilleter l’ensemble comme un gigantesque patchwork people qui au final ne fait pas prendre un énorme risque aux personnes concernées. D’autant que tout le monde le sait, les armes et la guerre, c’est mal.

Une pierre de l’édifice en construction

Et c’est avec cela à mon avis que l’on comprend où se situe l’intérêt de la disposition particulière du manifeste suisse. À proprement parler Il n’y a PAS de manifeste, ni même de contexte. Tout au plus une vague généralité énoncée dans le petit texte introductif. Le manifeste, ce sont les images qui le composent, c’est l’accumulation de ces images avec le cadre qui leur est réservé qui produit sa pensée. Le choix d’une personne d’afficher sa photo accolée au terme “étranger-ère” est une prise de risque avec soi-même ; l’obligation d’assumer sa position par rapport aux autres. Ce n’est plus apporter sa petite pierre à l’édifice, il s’agit là d’être directement une pierre de l’édifice même qui est construit. Il s’agit aussi d’une représentation proche de l’esthétique “amateur” des photos prises à partir des smartphones et que l’on s’envoie en message. Il y a là une  sorte de proximité directe qui s’établit avec les personnes présentes, parce que ces images, au fond, nous les connaissons toujours-déja. Ce sont des figures reconnaissables, agissantes, ou non. On y trouve ainsi :

-Soit des gens qui tentent d’être créatifs, en ne prenant qu’une partie de leur visage, en se prenant la tête à l’envers, en se barrant les yeux avec un téléphone ou un appareil photo etc.

-Soit en restant le plus simple possible : assis, souriant, regard vague.

-Soit aussi en refusant carrément le dispositif en n’apparaissant pas sur la photo ou en se déguisant.

Ce qui unit ces différentes attitudes sous une même bannière, et ce qui fait que quelque part tous ces gens puissent se retrouver, c’est parce qu’il n’est pas question que d’UNE image, mais qu’ils ont l’impression (et très certainement à juste titre) de devenir l’illustration vivante de leur combat, ou du moins une partie de celle-ci. Dans ce contexte, même les moins agissants sont significatifs, car l’image n’est pas utilisée comme une unité absolue de vérité, elle ne prétend pas témoigner d’un “ça a été” mais d’un “ça pourrait être”, dans le sens d’une proposition telle que “cet étranger (dont on parle) ça pourrait être vous”.

Réappropriation

Cependant pour qu’une proposition comme celle-là puisse avoir un réel impact signifiant, il faut en multiplier les exemples afin de créer un panel, c’est-à-dire des élément de comparaison : d’où l’idée de pétition (pour rassembler en nombre), de laquelle découle l’idée d’un manifeste (pour l’engagement), et enfin le concept visuel qui en émerge par le biais des nouvelles technologies car le Net est le seul moyen technique qui soit à la fois un organe de centralisation et de diffusion peu onéreux et malléable à souhait, donc interactif et participatif sans pour autant être intrusif.

L’usage “politique” de l’image est ici une preuve que l’Internet des réseaux sociaux et du partage à tout-va d’éléments audiovisuels peut aussi permettre un engagement plus militant, concerné par des enjeux contemporains, et non pas enfermé dans la ressassement de vidéos “lol” de chutes, de chatons ou de bébés, ou bien encore de la diffusion du dernier clip de Lady Gaga.

Certes il s’agit là d’une goutte d’eau dans l’océan, qui disparaitra aussi vite qu’elle s’est formée. Mais on peut espérer qu’à l’avenir les communautés virtuelles qui se formeront via Facebook, Flickr, et le web 2.0 en général trouveront dans ces outils un nouveau moyen de repolitisation de la société par le biais de l’appropriation, voire de la réappropriation des images que les différentes industries culturelles ont tenté d’absorber, afin d’alimenter un flux de contenus sans âme. Et comme dans ce cas de pétition, s’il y a quelque chose à se réapproprier en ce monde pour savoir qui l’on est, et surtout qui sont les Autres, c’est bien sa propre image.

Billet initialement publié sur Le Visionaute, un blog de Culture Visuelle

Image CC Flickr Lincolnian (Brian)

  1. Mise à jour du 01/12/2010 : comme prévu, le site qui hébergeait la pétition dont je parlais ici a disparu de la circulation. Le lien que vous trouverez sur cet article ne renvoie désormais plus qu’à une sombre erreur 404. La dernière fois que je l’ai consulté il n’y avait pas moins de 1.195 portraits. Mais cela n’a pas suffit, et la loi sur l’expulsion des criminels étrangers est passée. Il faut se souvenir de cette initiative comme d’un vent de fraicheur sur le web, et se poser les questions qui s’imposent quant à notre propre politique intérieure. []

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés