La Suède, un refuge à toute épreuve pour WikiLeaks?

Le 23 octobre 2010

WikiLeaks agace les autorités américaines: pour s'en protéger, Julian Assange a depuis quelques mois trouvé refuge auprès des lois suédoises, très protectrices pour la presse. Mais ce refuge est-il aussi solide qu'il y parait ?

Wikileaks récidive ! Le site spécialisé dans la publication de documents confidentiels vient de publier un peu moins de 400 000 fichiers sensibles impliquant l’armée américaine en Irak. L’organisation a même chargé OWNI de réaliser une application de crowdsourcing.

Après la diffusion de documents similaires concernant l’Afghanistan en juillet dernier, la plateforme et son fondateur Julian Assange ont provoqué la fureur du Pentagone. Les autorités américaines verraient d’ailleurs bien ce dernier derrière les barreaux, et son site définitivement mis hors d’état de nuire. Même s’il agit avec un luxe de précautions et que WikiLeaks est protégé par un réseau informatique ultra-sécurisé, Assange s’est très vite mis à la recherche d’un pays où son organisation serait protégée et pourrait échapper plus facilement aux autorités américaines.

C’est autour de l’Europe du Nord que l’éphèbe australien a choisi de graviter, afin de profiter de la législation locale, bien plus favorable aux médias qu’ailleurs. Si Assange a passé ces derniers jours à Londres pour préparer la publication de la dernière salve de documents, c’est d’abord depuis l’Islande qu’il a commencé à opérer. Il y était basé lorsqu’il a dévoilé “Collateral Murder”, la vidéo d’une bavure de l’armée américaine en Irak qui a causé la mort d’une dizaine de civils.

Mais c’est en Suède qu’Assange semble avoir trouvé un havre de paix et une législation extrêmement protectrice. Il l’a réaffirmé lors de la conférence presse qu’il a tenu ce matin :

“La Suède possède une des meilleures législation sur la presse au monde. Une loi ne vaut jamais plus que le papier sur laquelle elle est écrite, mais il y a un très fort soutien pour la liberté de la presse : il y a des gens qui cherchent vraiment à utiliser cette loi. Nous avons donc choisi d’y installer nos serveurs”

Problème : il y a quelques jours, les autorités suédoises lui ont refusé le titre de séjour dont il avait fait la demande en août dernier. La Suède est-elle vraiment le refuge rêvé pour l’Australien et son organisation ?

Le bouclier suédois

Il y a quelques mois, la tête pensante de WikiLeaks s’est tournée vers le Parti Pirate, et plus précisément son hébergeur PRQ, réputé peu regardant sur le contenu des informations qu’il héberge. Son patron Mikael Viborg a d’ailleurs donné un aperçu tonitruant de ses positions sur la liberté d’information et d’expression dans une interview accordée à Bakchich. Même si WikiLeaks entretient volontairement le flou autour de son hébergeur, on sait également qu’une partie de ses infrastructures est gérée par Bahnhof, une autre entreprise suédoise réfugiée dans un abri antiatomique en plein coeur de Stockholm.

Afin de maximiser sa protection, il avait même été question pour WikiLeaks d’héberger ses fichiers sur les serveurs du Parti Pirate dans l’enceinte même du Parlement, où le parti espérait obtenir des sièges aux dernières élections. N’ayant obtenu qu’un pourcent des voix, ce projet restera lettre morte.

Mais plus que des bonnes volontés, Julian Assange est surtout venu chercher une législation extrêmement protectrice.
En Suède, la liberté de la presse et le secret des sources font l’objet d’une législation ancienne et particulièrement protectrice. C’est en que fut proclamée pour la première fois la liberté de la presse en 1776, près de 25 ans avant la France et sa Déclaration des Droits de l’Homme. Aujourd’hui, les textes suédois régissant les droits des médias sont pleinement constitutionnels, déterminés par l’Acte sur la Liberté de la Presse (Tryckfrihetsförordningen), un des quatre principaux piliers de la Constitution Suédoise.

De fait, il est très difficile pour les autorités suédoises d’agir sur des serveurs localisés sur leur territoire. Concrètement, un site ne peut être fermé que si ses propriétaires ont été jugés coupables d’un crime, même si les données qui y sont contenues peuvent être utilisées dans le cadre d’une investigation. De plus, une action en justice contre un média constitutionnellement protégé ne peut être conduit que par le Chancelier, la plus haute autorité judiciaire du pays. Le procès en lui même se déroule devant une juridiction d’exception, spécialement désignée. En dehors de ce cas de force majeure et en vertu de la loi suédoise, toute personne qui contreviendrait au källskydd (protection des sources) risquerait jusqu’à un an de prison. C’est pour cette raison que le 14 août, le tabloïd suédois Aftonbladet annonçait en grande pompe sa collaboration avec Julian Assange, manière pour ce dernier de se placer sous la protection du plus grand quotidien du pays. Cependant, cette collaboration semble être aujourd’hui au point mort.

Pour être conforme aux textes suédois, l’atteinte à la liberté d’expression doit être justifiée par une menace pour la sécurité nationale. Beaucoup s’étaient demandé si ce cas de figure pouvait être invoqué si il était porté atteinte à la sécurité d’un état ami, comme les États-Unis. Il faut rappeler que dans le passé, la justice suédoise avait refusé de procéder à une enquête à la demande de la Russie sur un site rebelle tchétchène hébergé en Suède, au motif que les lois suédoises avaient vocation à protéger l’ordre public en Suède, “pas ailleurs dans le monde”.

Mais selon Oscar Swartz, fondateur de Bahnhof, c’est moins la nature même des lois qui a attiré WikiLeaks que la façon dont ces dernières ont été appliquées : “les juristes américains utilisent la loi de manière intransigeante et essaient par tous les moyens de mettre des bâtons dans les roues. Nous n’utilisons pas la loi de cette manière en Suède.”

Les Suédois avec WikiLeaks

WikiLeaks profite également d’une longue tradition de protection des médias et d’un climat très favorable dans l’opinion Suédoise, auprès de la jeunesse notamment. “La volonté du peuple suédois est avec nous” avait déclaré Julian Assange en août dernier. Voici ce qu’en pense Alexa Robertson, politologue et professeur à l’École de Journalisme de l’Université de Stockholm.

“En Suède, [Wikileaks] a un lien intéressant avec le Parti Pirate, qui est entré au parlement Européen aux dernières élections, notamment grâce au soutien des jeunes. Ces derniers supportent moins les comportements illégaux que la libre circulation de l’information, et désapprouvent le fait que le “capital” puisse dicter ce qui est publié. Il me semble que c’est pour cela que [WikiLeaks] reçoit un très large soutien de la part des jeunes, surtout de gauche. Mais pour compliquer les choses, ils bénéficieront peut-être aussi du soutien de l’extrême droite, comme pendant l’affaire des caricatures de Mahomet… En Suède, la question de la liberté d’expression et du droit de publier aboutit à des coalitions étranges”.

Le climat politique est également très favorable à Assange et ses comparses. Interrogé pour savoir si le pouvoir suédois allait intervenir à la suite de la publication des War Logs, le ministre suédois des Affaires Étrangères Carl Bildt avait écarté toute possibilité d’intervention, arguant qu’il appartenait au pouvoir judiciaire, et non exécutif, de trancher cette question. “Est-ce responsable de publier une information qui peut amener des gens à être tués ? C’est plus une question éthique qu’une question légale” avait-il même expliqué.

Un abri loin d’être à l’épreuve des balles

Plusieurs centaines de soldats suédois sont actuellement engagées aux côtés de l’US Army en Afghanistan… La publication de nouveaux documents concernant ce théâtre d’opération militaire pourrait rentrer en conflit avec la loi suédoise et mettre en cause la “sécurité nationale”. Difficile dans ce cas pour la Suède de refuser son aide aux États-Unis dans l’éventualité d’une action contre WikiLeaks. C’est sans compter le fait que dans les textes constitutionnels suédois, la liberté de la presse est limitée en cas de publication de documents confidentiels concernant la Suède : brèche qu’un avocat habile bien aidé par les circonstances peut mettre à profit.

La loi suédoise n’empêche pas les perquisitions et les investigations : il y a quelques semaines, les serveurs de PRQ ont été perquisitionnés, même si WikiLeaks ne semblait pas visé par la procédure. De même, la loi suédoise n’a pas été d’un grand secours pour les fondateurs de Pirate Bay, condamnés à un an de prison et dont le procès en appel vient de s’achever devant la cour d’appel de Stockholm. Et au delà des serveurs et des bases de données, la personne de Julian Assange n’est pas à l’abri des attaques, même en Suède. Les accusation de viol – qu’il continue de nier en bloc – formulées à son encontre en août dernier sont là pour rappeler qu’on est jamais autant exposé que lorsque on fait trembler le Pentagone.

Mais le principal problème de WikiLeaks est aujourd’hui l’obtention d’un certificat de publication, document délivré l’autorité de régulation audiovisuelle suédoise et indispensable pour bénéficier des protections légales s’appliquant aux médias. Le refus des autorités d’accorder à Julian Assange un permis de séjour va obliger WikiLeaks à désigner un responsable éditorial – condition essentielle pour obtenir le certificat de publication – résidant en Suède, qui sera responsable devant la justice de tous les documents publiés par la plateforme. Un poste à risque. Parallèlement, pour que la protection des sources soient effective, le site internet doit faire l’essentiel de son travail depuis la Suède. Or Les Warlogs d’Afghanistan et d’Irak ont été publié depuis Londres, et Collateral Murder depuis l’Islande.

Cela explique sans doute pourquoi les démarches pour obtenir ce fameux certificat semblent au point mort, comme l’a révélé en septembre un article de la Columbia Journalism Review. A ce jour, WikiLeaks ne figure pas dans la liste des sites internet protégés par les lois sur la liberté de la presse, et aucune demande n’a été enregistré par l’autorité de régulation suédoise.

Le refus des autorités suédoises de lui accorder son permis de séjour vient compromettre un peu plus la protection des sources dont pourrait bénéficier WikiLeaks. Espérons qu’ils disposent d’un plan de secours. Pourquoi pas l’Islande ?

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Crédits Photo CC Flickr : Natasha Friis Sackberg, Niklas Plessing.

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