Journalistes, vous avez une opinion, ne la cachez pas!

Le 12 juillet 2010

Dans un billet énervé, Michael Arrington, de Techcrunch, s'en prend à ce qui est pour lui un mythe, l'objectivité journalistique.

Je suis choqué de voir que les journalistes continuent à être punis, voire renvoyés, pour avoir exprimé leur opinion sur les sujets qu’ils couvrent. CNN a très récemment mis fin au contrat d’Octavia Nasr sur la base d’un tweet faisant l’éloge d’un ancien leader du Hezbollah. Le mois dernier, Helen Thomas1 a été obligée de démissionner à cause de ses déclarations sur Israël.

L’année dernière, le Washington Post a contraint ses journalistes à ne pas exprimer leurs opinions sur les médias sociaux : “cela pourrait être perçu comme reflétant des partis pris politiques, raciaux, sexistes, religieux ou autres qui pourraient ternir notre crédibilité journalistique.” Et la liste continue.

Un moyen détourné de me mentir

Je pense que les journalistes devraient avoir le droit de donner leur point de vue sur les sujets qu’ils traitent. Plus important encore, je pense que les lecteurs ont le droit de savoir quelles sont ces opinions. Franchement, je préfèrerais savoir à l’avance à quel point les gens de CNN ou de Fox News sont fous. Les empêcher de me fournir cette information est simplement un moyen détourné de me mentir.

Il y a quelques années, j’ai assisté à un diner à New York, en compagnie d’un journaliste très connu qui couvrait les informations nationales importantes, et particulièrement la politique. Il était dans le secteur depuis un long moment (le début des années 70) et nous avons eu une conversation édifiante autour de la collecte et de la conception de l’information, et sur la manière dont la technologie transforme l’industrie.

À un moment donné, je lui ai demandé avec désinvolture ce qu’il pensait du président Bush comme leader. Il est devenu très sérieux et m’a répondu qu’il ne commenterait pas. Curieux, je lui ai alors demandé quel parti politique emportait sa préférence. Là encore, il n’a pas répondu. Il m’a dit qu’il était important pour lui de garder cela secret pour que personne ne puisse lui reprocher un quelconque parti pris dans sa couverture des évènements.

Voilà qui  a pimenté la conversation.
Il a admis qu’il soutenait certains hommes politiques et pas d’autres et qu’il avait tendance à voter pour un seul et même parti. Il ne voulait simplement pas donner de noms. Et c’est le moment où je suis devenu sérieusement perplexe. Et je le reste. En tant que journaliste expérimenté, il voyait son métier comme le fait de présenter l’information de façon équilibrée et impartiale. Exprimer publiquement ses tendances politiques pourrait mener les gens à voir son travail différemment.

Le noyau dur de la formation

Je voulais lui démontrer que ses lecteurs avaient besoin de connaitre ses a priori politiques pour replacer le contenu qu’il leur propose dans son contexte. Il me semble presque impossible de ne pas intégrer ce type de parti pris dans ses articles. Il n’était pas d’accord et m’a fait remarquer que le noyau dur de sa formation était justement de parvenir à l’objectivité. Bien évidemment, son penchant était assez clair : il détestait Bush avec passion. Mais je ne suis pas parvenu à lui faire dire.

Il a tort. Un adjectif placé par ici, un paragraphe ajouté là, la bonne citation d’une source au bon endroit et voilà, vous êtes en présence d’un article exprimant une opinion mais avance sous le masque de l’objectivité pure.

J’ai été témoin de ce genre d’articles plus souvent qu’à mon tour, ce qui fait que j’ai tendance à ne pas accorder d’interview aux journalistes que je ne connais pas ou en qui je n’ai pas confiance. Il suffit d’un lapsus et tout l’article tourne autour, même si c’est hors-contexte. Le message d’ensemble est alors noyé sous la petite phrase qui donne au journaliste l’angle dont il a besoin.

Dans un article qui date de l’année dernière, je défendais l’idée que le journalisme collaboratif [NDT : "Process Journalism" en anglais] n’était pas une mauvaise chose, et qui bien au contraire il s’agissait là de la meilleure manière de développer ses articles :

Je frissonne toujours quand j’entends des journalistes dire “ne dites rien, trouvez une source pour le dire et citez-la”. Cela conduit à de terribles situations. Prétendre que l’on écrit sur un sujet alors qu’en fait on s’intéresse à tout autre chose pour ensuite tordre ce que vous disent vos sources pour cadrer avec ce que votre rédacteur en chef vous a demandé d’écrire n’est pas du journalisme éthique. Ces pratiques sont peut-être en accord avec ce que vous avez appris en école de journalisme, mais il s’agit en réalité de tribunes [NDT: "op-ed" en anglais ne connaît pas d'équivalent en français] sans faits réels pour appuyer l’argument.

Vous pensez qu’il est insensé de dire que les journalistes traquent les citations dont ils ont besoin pour raconter l’histoire qu’ils ont envie de raconter ? Et bien Tim O’Reilly avoue que cela a eu lieu très récemment :

Frustré par le reportage du New York Times sur Microsoft, j’ai été plutôt surpris de trouver des citations qui émanent de moi dans l’article d’Ashlee Vance. L’auteur a écrit une tribune comme si elle ne faisait que rapporter mes commentaires.

Nous sommes beaucoup critiqués chez Techcrunch pour produire des articles clairement biaisés. Et cela malgré le fait que nous exprimons nos opinions très clairement, parfois même dans le foutu titre.

Une combine à laquelle les journalistes sont habitués pour gagner en crédibilité

Ce n’est pas du journalisme, selon certains. Bien, je suis d’accord avec ça. Mais on ne peut pas être accusés d’être malhonnêtes avec nos lecteurs. Nous décrivons les choses comme nous les voyons. Nous ne manipulons pas les faits et n’inventons pas d’histoires. Nous ne partons pas à la recherche de citations pour les retravailler et les placer en soutien à l’article que nous voulons écrire, nous ne faisons que l’écrire. D’autres personnes peuvent écrire des articles différents présentant d’autres opinions. Et le lecteur peut tous les lire et en faire son propre billet de blog avec une tout autre opinion. Chacun dispose d’une imprimerie aujourd’hui, et l’encre est gratuite. Cela a changé le monde, et le journalisme a besoin de changer avec lui.

Le fait est qu’il est impossible pour un être humain d’écrire quelque chose qui ne soit pas subjectif. Nous ne sommes pas des robots, nous sommes humains. Au moment même où vous avez choisi le sujet de votre article, vous avez fait le choix subjectif de passer du temps à traiter ce sujet au lieu d’un autre. Tout découle de cela. Lisez attentivement l’article sur Microsoft vers lequel Tim O’Reilly renvoie et vous verrez surgir le parti pris de l’auteur entre les lignes.

Cela n’était pas si clair pour moi jusqu’à ce que je me mette réellement à produire de l’information. Je peux à présent lire n’importe quel article et vous dire en un clin d’œil quel est le parti pris de l’auteur, subtil ou pas. Toutes ces conneries sur l’objectivité dans le journalisme peuvent être analysées comme une combine à laquelle les journalistes sont habitués pour gagner en crédibilité auprès du public, qui y croit.  Il va falloir que j’écrive un autre article, ou un peut être bien un libre, pour étayer cet argument.

Voilà de quoi commencer diffuser ces idées au plus grand nombre, que chacun puisse en juger.

Billet initialement publié sur Techcrunch

Illustration CC FlickR par TarikB

  1. véritable institution aux États-Unis, Helen Thomas couvre l’actualité politique américaine depuis les années 1940 []

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