Pour une police de l’apparence

Le 17 septembre 2009

Guy Debord ne l’avait pas prévu. C’est pourtant logique: dans la société du spectacle, il faut des lois pour contrôler le spectacle. L’assemblée nationale étudie actuellement un projet de loi qui rend obligatoire la mention d’”apparence corporelle modifiée” pour les photographies publicitaires retouchées. Destinée à lutter contre l’anorexie, cette disposition viendrait compléter le code de [...]

GQCover0203
Guy Debord ne l’avait pas prévu. C’est pourtant logique: dans la société du spectacle, il faut des lois pour contrôler le spectacle. L’assemblée nationale étudie actuellement un projet de loi qui rend obligatoire la mention d’”apparence corporelle modifiée” pour les photographies publicitaires retouchées. Destinée à lutter contre l’anorexie, cette disposition viendrait compléter le code de la santé publique, dans son chapitre III (Alimentation, publicité et promotion), renommé pour l’occasion: “Alimentation, représentation du corps, publicité et promotion” (merci à Aurélia Rostaing pour son signalement).

«Art. L. 2133-2. – Les photographies publicitaires de personnes dont l’apparence corporelle a été modifiée par un logiciel de traitement d’image doivent être accompagnées de la mention : “Photographie retouchée afin de modifier l’apparence corporelle d’une personne. Le non-respect du présent article est puni d’une amende de 37.500 €, le montant de cette amende pouvant être porté à 50 % des dépenses consacrées à la publicité.» (proposition n° 1908 du 15 septembre 2009)

Si ce texte devait être voté, il s’agirait de la première loi destinée à lutter contre une représentation imaginaire. Personne n’ayant jamais réussi à apporter la preuve de l’efficace des images, il s’agit d’un tournant pour les historiens d’art, qui tiennent enfin le premier témoignage solide de cet effet impalpable.

Au regard du but qui l’anime, le texte est d’ailleurs bien trop timide. Pourquoi laisser de côté le cinéma, la télévision et YouTube – vecteurs bien plus puissants de nos mythologies? On a certes du mal à imaginer comment obliger Hollywood à insérer un label d’”apparence corporelle modifiée” entre deux plans d’un film d’action. Plus grave, le projet ignore également les couvertures de magazine ou la cohorte des journaux féminins, qui travaillent de longue date à la modification de notre image du corps.

Pourtant, même restreint à l’univers de la publicité, le texte risque de poser pas mal de problèmes d’application. Laissons de côté l’inélégance de révéler les améliorations apportées au physique de telle ou telle ambassadrice de grande marque, qui pourrait s’en offusquer. En matière de retouche, la question est de savoir à partir de quel seuil opérer. Au tribunal, on risque de voir réapparaître les discussions byzantines qui animaient les sociétés photographiques au milieu du XIXe siècle:

“Il est difficile (…) de bien préciser dans une rédaction ce qu’on entend par le mot retouche essentielle. (…) M. Anthony Thouret demande à préciser la question par un exemple. “Dans l’esprit de l’article 5, dit-il, est-il permis de refaire un oeil sur un portrait?” M. le Président répond qu’il ne croit pas qu’il en soit ainsi; suivant lui, on peut réparer un oeil, indiquer même par un trait de dessin une paupière que le mouvement du modèle aurait rendue trop flou, éteindre une lumière trop vive, retoucher avec modération, avec tact, en un mot, mais il ne lui semble pas qu’un portrait dont les yeux auraient été refaits puisse, d’après l’article 5, être admis à l’exposition.” (Bulletin de la Société française de photographie, 1864, p. 35-36.)

L’anorexie est une dérive qui témoigne à sa manière du problème qu’entretient notre société avec l’image de la femme. Il est peu probable qu’une mention informative sur les publicités puisse avoir un quelconque effet sur cette pathologie, dès lors qu’on n’aura rien modifié du déséquilibre des représentations homme-femme, sans parler du métarécit de santé-beauté idéale qui structure des pans entiers de notre imaginaire – et de notre économie. Au moment où la télévision publique enfourche le cheval de la stigmatisation de l’obésité, pour ramener à la minceur les brebis égarées du surpoids, la mesurette risque de faire long feu.

Illustration: Couverture de GQ, février 2003. La modification apportée à l’apparence corporelle de Kate Winslet a fait débat. Le projet de loi français n’aurait aucune incidence sur ce type de publication.

Article initialement publié sur ARHV.

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés