OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Resident Evil 5: le complexe du Blanc au Mozombique http://owni.fr/2010/08/16/resident-evil-5-le-complexe-du-blanc-au-mozombique/ http://owni.fr/2010/08/16/resident-evil-5-le-complexe-du-blanc-au-mozombique/#comments Mon, 16 Aug 2010 15:34:00 +0000 Game A http://owni.fr/?p=24890

Resident Evil 5 a provoqué dès son premier trailer une vive polémique. Jusqu’à sa sortie, journalistes et activistes l’ont copieusement accusé de véhiculer « de manière si flagrante de vieux clichés sur le périlleux “Continent Noir” et la perversité primitive de ses habitants qu’on le croirait écrit dans les années 20 » (Dan Whitehead, Eurogamer, EN)

La controverse est maintenant éteinte, en particulier depuis la décision du British Board of Film Classification qui statuait en mars 2009 qu’il n’y avait rien de raciste à ce qu’un Africain mort-vivant tue une jeune Blanche en Afrique (la scène qui a focalisé les critiques). Charbonnier est maître chez soi.

Pour autant, le jeu lavé de ces vilains soupçons, on n’a jamais dit à quel point le choix de Capcom de placer l’action d’un Resident Evil en Afrique était remarquable et complètement approprié.

Le zombie (à proprement parler le diphoko en Afrikaans, qui s’en rapproche beaucoup) fait en effet partie du quotidien de nombreux Africains, en particulier en Afrique du Sud : comme le précisent Jean et John Comaroff dans Alien Nation : Zombies, immigrants and millennial capitalism (1999),

Leur existence, loin d’être le sujet de racontars venus de forêts lointaines ou de fables fantastiques provenant de la brousse, est largement tenue pour évidente. En fait, il n’y a pas longtemps encore de populaires journaux locaux comportaient de gros titres tels que “des zombies revenus d’entre les morts”, illustrant leurs récits, comme tout autre article, de photographies hyper réalistes. De manière similaire, des avocats de la défense devant les tribunaux provinciaux ont cherché l’acquittement de leurs clients accusés d’assassinat, expliquant leurs actes meurtriers par la zombification de leurs parents […]

Dans Zombies et frontières à l’ère néolibérale, les Comaroff se rappellent que « lors d’un cours d’histoire donné à l’université de la province du Nord-Ouest, un étudiant est soudain intervenu dans la discussion : “Est-ce que les Américains croient au diphoko et aux remèdes magiques ? Est-ce que ça se passe comme ici ? Est-ce que les zombies posent problème en Amérique ? »

En Afrique du Sud, le zombie est donc une réalité avec laquelle il faut vivre, ce qui n’est pas de tout repos. Pas qu’ils se nourrissent de cerveaux comme dans nos fictions, mais surtout qu’ils continuent de voter [EN] et de travailler ! D’après la Commission d’enquête sur les violences liées à la sorcellerie et aux meurtres rituels (citée par les Comaroff dans Alien Nation), le zombie

est une personne que l’on croit morte et ressuscitée par le pouvoir d’un sorcier [et] qui travaille pour ceux qui l’ont transformé en zombie. Pour l’empêcher de communiquer avec d’autres personnes, la partie antérieure de sa langue est coupée afin qu’il ne parle pas. Il se dit qu’il ne travaille que de nuit [et] et qu’il peut abandonner son village pour aller travailler en ville, souvent loin de chez lui. Chaque fois qu’il rencontre des personnes qu’il connait, il disparaît.

On voit à quel point les méfaits structurels de la main d’œuvre zombie sont proches de ceux de la main d’œuvre immigrée illégale. « Comme les zombies, ils sont des citoyens de cauchemar, leur déracinement menace de siphonner les restes de prospérité, qui diminuent vite, des populations autochtones. Fait intéressant, comme les zombies, ils sont caractérisés par leur élocution : le terme courant pour désigner des immigrants est makwerekwere, un mot sesotho impliquant une compétence limitée dans la langue vernaculaire. »

Autre point commun, zombies et clandestins peuplent les mêmes bidonvilles.

En fait, d’après les Comaroff, l’un comme l’autre sont les conséquences d’une application brutale du capitalisme néo-libéral. Dans cette perspective, le zombie est la « forme que prennent [certains éléments constitutifs de la culture néo-libérale] dans l’imagination de certains groupes localisés notamment dans la région frontalière du nord de l’Afrique du Sud » (Jérôme David, préface de Zombies et frontières…), exprimant à la fois l’aliénation ressentie dans la nouvelle organisation du travail, les écarts de richesse et le chômage qu’elle provoque.

Enfin, le phénomène n’est pas propre à l’Afrique du Sud : les auteurs ont repéré « au moins deux situations historiques parallèles en Afrique, à savoir au Mozambique et au Cameroun où, dans le courant du XX° siècle, des zombies sont également apparus », c’est-à-dire « à peu près au même moment et en réponse à des conditions historiques largement identiques. »

Si le zombie étudié par les Comaroff, sorte de réponse traditionnelle à un stimulus nouveau, n’est évidemment pas celui de Resident Evil 5, il n’empêche que le deuxième profite indéniablement de l’historicité du premier : les zombies ont bien davantage leur place en Afrique noireque dans une pseudo Espagne comme dans le 4, n’en déplaisent aux Occidentaux partis en lutte contre le prétendu message raciste du jeu.

Du temps de mes parents, ils ont trompé notre peuple et volé notre terre pour en faire un champ de pétrole.
Extrait d’un journal intime abandonné dans un village du marais.

Si Resident Evil 5 porte bien un message, il est plutôt à chercher dans sa critique des rapports Nord-Sud. Le jeu met bien en scène des Occidentaux majoritairement blancs tuant des Africains zombifiés (par d’autres Occidentaux, en passant) mais, plutôt que de perpétuer une « collection de clichés racistes classiques » (N’Gai Croal, EN), il illustre seulement, de manière dramatisée, l’interventionnisme des pays riches qui n’a jamais cessé malgré les vagues de décolonisations et les déclarations d’indépendance.

Ce Secteur Autonome de Kikuju, qu’on ne trouve sur aucune carte, semble calqué sur l’un de ces vrais pays du Sud à la production exclusivement organisée pour l’exportation et dont les richesses sont largement captées par les pays du Nord : de l’intervention militaire du BSAA (ok, ils ont un bureau africain, la belle affaire) à l’extraction de minerais précieux ou d’hydrocarbures aux mains de sociétés privées, tout prouve l’emprise occidentale sur le territoire et les richesses de ce pays africain aussi vrai que nature.
Ne manquait plus qu’une scène dans une plantation de coton, de palmiers à huile ou de thé pour parfaire le tableau de ces “cultures de rente” qui n’enrichissent que leurs acheteurs et quelques corrompus.

De ce point de vue, l’état de la ville de Kijuju n’est pas seulement due à l’épidémie propagée par Tricell Pharmaceutical Company, pas plus qu’au coup d’état que le territoire aurait connu peu avant, elle tient d’abord à une longue période d’abandon – pendant laquelle les industries minières et pétrolières ont manifestement continué à se développer. Il paraît évident qu’il s’agit là d’une de ces « nouvelles enclaves coloniales d’extraction à faible coût dont le fonctionnement ne nécessitait le recours à aucun appareil d’Etat, à aucune mesure de sécurité territoriale ni à aucune mission civilisatrice » (“Les Frontières des nations” in Zombies, Frontières…).

Dans ce type d’organisation de la production, les autochtones bénéficient très peu de la richesse produite sur leur territoire, ce que dépeint bien, dans son blog fictif [EN], un personnage du jeu, mineur de profession : du travail pour les mieux formés, souvent étrangers (« il y a beaucoup de travailleurs étrangers ici », « Kijuju est le seul endroit qui offre du travail pour un salaire correct »), du chômage et beaucoup de ressentiment pour les autres (Adam rapporte une altercation dans un bar où un homme passablement saoul « répétait des choses comme “Les étrangers devraient être virés de notre pays !” et “Nous récupérerons notre ville !” »).

Le jeu n’édulcore donc rien de la situation critique dans laquelle se trouvent certains anciennes colonies. Il l’impose comme un état de fait (une société au dénuement extrême pour la majorité, la responsabilité des pays riches et/ou des entreprises transnationales), sans jamais le cautionner. C’est sans doute cette domination injustifiable que les critiques n’ont pas supportée, l’interprétant (mal) comme un discours raciste.

Étrangement, la plupart des critiques ont ramené le problème du jeu à la colonisation et ses suites : les années 20 pour Whitehead, la décolonisation pour N’Gai Croal. Réagissant au premier trailer [vidéo], ce dernier s’interrogeait :

Ce sont tous des hommes, des femmes, des enfants dangereux. Ils doivent tous être tués. Étant donné le passé, étant donné que l’histoire post-coloniale n’est pas si loin, on se demande pourquoi, pourquoi présenter sans discernement de telles images ? Ce n’est pas aussi simple que de dire « ils ont tiré sur des zombies espagnols dans Resident Evil 4, et maintenant qu’ils s’agit de zombies noirs, les gens s’énervent. » Les images ne sont pas les mêmes. Elles n’évoquent pas la même histoire, elles ne portent pas le même poids.

Dans un premier temps, on ne peut que suivre N’Gai (sauf pour ces enfants que l’on devrait tuer, introuvables dans la vidéo). Il s’agit toutefois de bien s’entendre sur l’histoire qu’on invoque. Outre que les meurtres d’Africains en toute impunité, la méfiance et la peur qu’ils peuvent provoquer font davantage référence à la traite qu’à la colonisation (qui, historiquement – en gros, lui succède), c’est justement l’histoire (dans ce cas l’univers de croyance traditionnel) qui renforce le bien-fondé de ces zombies. Bref, considérant la justesse de leur choix géographique et l’honnêteté géopolitique de leur jeu, on comprend que les développeurs aient été désarçonnés par l’ampleur de la protestation : certaines images sont d’autant plus lourdes qu’elles charrient aussi, dans leur ombre, un poids considérable de préjugés.

“Zombies, Frontières à l’ère néolibérale / Le cas de l’Afrique du Sud post-apartheid” est sorti aux éditions Les Prairies ordinaires (17€, 288 pages). Je pourrais difficilement vous conseiller sa lecture dans la mesure où, à propos des zombies, il s’agit de la traduction d’un article sur l’article “Alien Nation: Zombies, immigrants and millennial capitalism”. Relativement court, il se concentre essentiellement sur l’épistémologie de leur étude, qui paraitra absconse à moins d’avoir quelques restes dans la matière – je l’ai pas trouvé intéressant pour autant. Parmi les autres thèmes du recueil, l’un, « l’économie occulte » a connu une récente illustration sur Libération, Afrique: le business des « enfants-sorciers ».
“Alien Nation: Zombies, immigrants and millennial capitalism” a connu une traduction dans le bulletin du CODESRIA, numéros 3-4, 1999, pp.19-32. Pas réussi à mettre la main dessus, du coup les passages utilisés ici sont des traductions personnelles. On peut trouver un pdf de l’article original ici [EN] et tous les textes originaux regroupés là, s’il vous venait l’envie de valider les choix de traductions.
Resident Evil 5 a déjà joliment inspiré Game B. Non seulement sur les accusations de racisme, mais aussi sur les deux formidables gamestrips de mars 2009 et de juin 2009. Je vous conseille évidemment les trois.



Billet initialement publié sur La faute à la manette

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L’hygiénisme urbain dans No More Heroes http://owni.fr/2010/06/21/lhygienisme-urbain-dans-santa-destroy/ http://owni.fr/2010/06/21/lhygienisme-urbain-dans-santa-destroy/#comments Mon, 21 Jun 2010 16:18:49 +0000 Game A http://owni.fr/?p=19629

Que c’est pénible, les jeux où l’on ne peut pas sauter. Le moindre parapet devient un mur infranchissable qui peut nous interdire des pans entiers de niveaux.

L’obstacle n’avait pourtant rien d’une lourde porte. On peste alors contre la cécité du personnage et les manques du gameplay, comme ici dans No More Heroes, où l’on doit contourner les jardinières.

Au moins, dans la vraie vie, ces petits obstacles, on les franchit.

On les enjambe si souvent en effet, ces murets. On coupe tellement à travers les pelouses dans la vraie vie… Croit-on.

Car en est-on bien sûr ?
Pour une personne qui traverse une pelouse, combien qui la contournent ? La disproportion serait sans doute étonnante : la fonction esthétique est loin d’être la seule des espaces verts et du “mobilier urbain”.

La visée sécuritaire des grandes percées réalisées dans le Paris du XIXe est bien connue : empêcher les barricades et faciliter les charges de l’armée. De Paris au fictif Washinkyo (issu de l’anime Hurricane Polimar et repris dans le jeu de combat Tatsunoko vs. Capcomimage ci-dessous), l’urbanisme n’oubliera plus cette précaution.

Avenue de Washinkyo, que l’on peut traverser en char (second plan).

Il s’agit en effet de gérer des flux, piétonniers ou automobiles, de les rendre le plus fluide possible. Élargir les voies de communication est pour cela primordial, mais ce n’est qu’une première étape : il faut également canaliser les mouvements.

C’est là que le mobilier urbain et les espaces verts entrent en jeu. Ils orientent tout d’abord subtilement les piétons, comme les jardinières de Santa Destroy, la ville imaginaire de No More Heroes. Ils rationalisent également les déplacements : ci-dessous, la fontaine n’est pas loin de faire fonctionner la petite place comme un rond-point (image [en])

Pour fluidifier les déplacements, il faut aussi limiter les attroupements. Pour cela on modifie judicieusement le mobilier urbain : une barre sur un banc interdira de s’y allonger pour dormir, comme un arrosage automatique et aléatoire des pelouses dissuadera efficacement celui qui voudrait s’y installer.

Dans ce domaine, les urbanistes de Santa Destroy n’ont pas procédé subtilement : il n’y a carrément aucun banc public dans les rues !
En fait, le seul moyen de se reposer en ville serait de s’attabler à l’une des nombreuses terrasses de commerces qui non seulement investissent l’espace public mais, en plus, vendent ce qui devrait être pris en charge par les pouvoirs publics (s’asseoir pour se reposer, se rafraîchir aux fontaines).

No More Heroes ne gérant pas la soif et pas vraiment la fatigue, l’absence des bancs est moins frustrante pour le joueur que les jardinières du début ; payer n’aurait de toute façon pas été un problème pour le personnage principal, Travis Touchdown, très vite enrichi par ses assassinats.

On remarque ainsi que ces dispositifs visent particulièrement une catégorie précise de la population des villes : en empêchant la « sur-appropriation » d’un lieu par un regroupement durable, il s’agit de rejeter les plus pauvres à la périphérie, en tout cas loin des regards des commerçants et de leurs clients.

En parlant de regard : la hauteur des jardinières de Santa Destroy n’a pas été laissée au hasard, elle permet à tout un chacun de surveiller ce que font les autres. On facilite ainsi la « surveillance naturelle » qui doit rendre plus risqué le passage à l’acte des délinquants, l’autre population ciblée par ces aménagements englobés sous le concept de prévention situationnelle.

Par ailleurs, en dégageant ce qui pourrait faire obstacle à la vue, on limite les cachettes comme les guets-apens. La prévention situationnelle cherchera, en conséquence, à éliminer ruelles sombres, replis et cul-de-sacs – ou du moins à les rendre moins accessibles.
Là encore, les aménagements de Santa Destroy ont été radicaux : quand ils ne sont pas déjà grillagés ou barrés, le personnage refusera de s’avancer dans les boyaux trop étroits.

Dans la mesure où Travis découpe des milliers de bonshommes sans jamais être inquiété par la police, on peut douter de l’efficacité de ces aménagements pour prévenir la délinquance à Santa Destroy (même si, il est vrai, la plupart des combats ont lieu dans des espaces fermés).

Par contre, ces jardinières infranchissables, ces chaises interdites, ces interstices entre les maisons où l’on ne peut se glisser permettent de saisir les difficultés et les frustrations que rencontrent les SDF, avec ces bâtons qu’on leur met dans les rues.

Billet initialement publié sur La Faute à la manette , sous le titre “En vert et contre tous”, découvert grâce à Pop-up urbain ; image CC Flickr ngernelle

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