La fabrique de citoyens РFraternit̩

Le 13 avril 2011

Troisième volet du triptyque d'Emmanuelle Erny-Newton autour de la devise républicaine de l'école française. Elle aborde la notion délicate de fraternité qui pose in fine la question de la tolérance à la différence.

L’idée de fraternité renvoie à deux notions centrales : celle d’entraide, et celle d’absence de préjugés par rapport à l’autre – quel que soit son sexe, son âge, ou son origine socio-économique, ethnique ou religieuse. Or on le sait trop bien : ce n’est pas en mettant les individus d’horizons différents dans un même espace que l’on aboutit à la fraternité –cette recette peut aussi bien aboutir au racisme et à l’ostracisme. Selon Jeremy Rifkin [pdf, en], l’éducation joue un rôle crucial à ce niveau : notre système scolaire reste basé sur un modèle dépassé qui remonte au siècle des Lumières, dit-il : «  La classe est un microcosme du système industriel, des forces du marché et du mode de gouvernance propre à l’État-nation. On enseigne aux élèves à penser que « savoir = pouvoir » et à considérer l’apprentissage comme un bien que l’on acquiert pour servir son propre intérêt matériel. Le processus éducatif met l’accent sur l’apprentissage autonome – le partage des connaissances est considéré comme une forme de tricherie. »

Vrai : l’année dernière, un groupe d’étudiants en communication à l’Université d’Avignon  créent, pour s’entraider, un groupe  Facebook où ils discutent et échangent leurs notes de cours, les enrichissant de leurs lectures respectives. Ce n’est pas du goût du directeur de l’IUFR, qui décide de les sanctionner, taxant la situation de « consternante ».
Consternante, pourquoi ? Certains argueront que, l’évaluation étant une mesure de la capacité individuelle, celle-ci serait faussée par un travail fait en collaboration.
Soit, alors reportons la question : pourquoi l’évaluation scolaire ou universitaire est-elle typiquement une mesure de la capacité individuelle autonome ? N’a-t-on pas plus besoin d’individus qui donnent leur pleine mesure en groupe ?

De la collaboration à la coopération

Certes, l’idée de collaboration fait son chemin à l’école. Je l’observe par le biais de mes propres enfants, qui me racontent leur travail collaboratif en classe, et qui reviennent en outre deux à trois fois l’an, avec la nouvelle qu’ils ont « un projet autonome à faire en groupe » : créer une affiche, faire un exposé, réaliser une expérience,… Ce sont généralement les enseignants qui décident de la composition des groupes – assurant ainsi, j’imagine, leur hétérogénéité formative.
La date échéance avançant, les grincements de dents commencent : rendez-vous ratés entre les membres de groupe, mécontentement parce qu’untel n’a pas fait « sa partie » et que tous vont être pénalisés par son comportement irresponsable.
Tout ceci serait sans doute profitable s’il y avait retour sur l’expérience, « débriefing » du groupe médiatisé par l’enseignant. Mais, peut-être faute de temps, ce débriefing n’a pas lieu. C’est dommage : le travail de groupe, s’il n’est pas négocié avec l’aide de l’enseignant, conduit plus souvent à la frustration et à l’agressivité qu’à l’harmonie.
D’autre part, les projets de groupe à l’école sont quasi-exclusivement du « faire ensemble », pas du « apprendre ensemble ».  La différence est énorme : « faire ensemble » est plus ou moins ce que font des ouvriers sur une chaine de montage. Leur travail est morcelé en unités autonomes, et le bon fonctionnement du tout est basé sur la capacité de chacun à faire correctement son travail personnel.

Apprendre ensemble est une tout autre paire de manches : elle met en branle des mécanismes de coopération qui vont bien au-delà de la collaboration superficielle du « faire ensemble ». Ainsi l’illustre cette expérience d’ Elliot Aronson, un psychologue de l’éducation : dans les années 70, alors que la déségrégation des écoles américaines provoquait un climat de tension raciale dans les classes, Aronson imagina une méthode d’enseignement qu’il appela « jigsaw classroom »classe-puzzle dans le but avoué de favoriser l’intégration multiculturelle : l’idée est que chaque élève détient une partie exclusive de l’information sur laquelle l’ensemble de la classe sera notée plus tard.

Chacun doit donc communiquer aux autres son morceau d’information, devenant tour à tour « enseignant » des autres. Cette méthode donna des résultats stupéfiants : Aronson relate le cas du petit Carlos, récemment arrivé aux États-Unis, et dont l’incapacité à bien s’exprimer en anglais l’avait fait la risée de la classe. Lorsque, dans le contexte de la « classe puzzle », Carlos dut enseigner son morceau d’information aux autres, les quolibets ont, comme d’habitude, commencé à pleuvoir. Il a alors suffi à l’expérimentateur de dire :  « Vous pouvez vous moquer de lui, mais ça ne va pas vous aider à en savoir plus sur le sujet que Carlos a à vous enseigner. Et le test est dans une heure… »

Et Carlos, le petit immigré, fut intégré…

Après seulement quelques jours de ce régime, les enfants changèrent radicalement leur attitude envers Carlos : ils apprirent à lui poser des questions simples qu’il pouvait comprendre, se rendirent compte qu’il n’était pas « bête » ; Carlos prit de l’assurance, et commença enfin à aimer l’école, et à s’y intégrer.
La méthode de la classe-puzzle montre d’une façon saisissante que  la simple mise en place d’une logistique différente peut aboutir, quasi « mécaniquement »,  à la mise en place d’une dynamique coopérative. Et l’on ne parle pas ici d’une logistique qui demanderait à être implémentée à tout moment : la méthode reste efficace même si elle est employée seulement 20 % du temps que l’enfant passe en classe.
Efficace comment ? « Deux petites semaines d’”activités-puzzle” réussirent à réduire les écarts de performances entre anglophones et minorités de 17 % à 10 %. » (Aronson, traduction de l’auteur). Et pour ceux qui se poseraient la question : les meilleurs élèves bénéficièrent autant de la méthode que les élèves les moins bons.

Le mécanisme psychologique au centre de ce changement en matière de performance est l’empathie : comme le dit Aronson, se référant aux travaux de Bridgeman (1977 :  « (…) des individus travaillant ensemble de manière interdépendante développement leur capacité à prendre la perspective de l’autre. »

L’empathie est une qualité innée, intrinsèque à l’humain : les Hommes naissent empathiques [vidéo]. Mais force est de constater qu’ils ne le restent pas forcément.

De plus,  comme le dit Roy Sorensen de l’Université de New York, « stepping into the other guy’s shoes works best when you resemble him. » (« se mettre dans les chaussures de quelqu’un d’autre marche le mieux si vous lui ressemblez. »)

Cette citation pousse à une remarque : le mot « fraternité » porte en lui un petit paradoxe ; est-il le sentiment qui nous lie à ceux, et seulement ceux, qui nous ressemblent – renouant ainsi avec la tradition révolutionnaire qui n’étendit pas cette notion à la sororité - ? Ou alors, est-il possible d’envisager la fraternité comme la volonté d’appréhender l’autre dans sa diversité, sans la stigmatiser, mais sans non plus passer ces différences sous silence : l’indifférence aux différences n’est pas la fraternité. C’est de l’indifférence.

Envisager la fraternité comme une curiosité bienveillante à la différence est un art difficile : comment peut-on être fraternel envers celle ou celui que l’on ne comprend pas, ou pire : qu’on interprète mal ?
C’est le défi auquel fait face l’école française avec l’hétérogénéité culturelle croissante de sa population.

De la multiculturalité à l’interculturalité

Un récent rapport du Haut conseil à l’intégration, Les défis de l’intégration à l’école [pdf], questionne l’adéquation de certaines structures scolaires françaises destinées à l’origine à faciliter l’intégration des élèves nouveaux arrivants ou d’origine étrangère. Les rapport met ainsi en question, notamment,  l’enseignement des langues et cultures d’origine (ELCO) : ce dispositif donne aux élèves la possibilité de suivre des cours d’histoire-géographie sur leur pays d’origine et de grammaire dans leur langue maternelle.


Dispensé en dehors du temps scolaire, cet enseignement est assuré par « un ressortissant du pays d’origine. En détachement administratif auprès de l’académie, placé sous l’autorité de l’inspecteur d’académie, il est cependant rémunéré par son ambassade, qui lui assure une formation ».
Les auteurs du rapport notent : « En six ans, les effectifs de l’ELCO algérienne ont pratiquement doublé alors qu’ils se stabilisent voire diminuent pour l’ELCO tunisienne. Faut-il s’autoriser à mettre ce constat en relation avec ce qui est observé localement dans le département des Bouches-du-Rhône : une intégration recherchée et quasiment réalisée par la population d’origine tunisienne alors que les jeunes de la troisième génération issus de familles algériennes se revendiquent de plus en plus d’une nation algérienne idéalisée ? L’inspection académique des Bouches-du-Rhône voit dans cet accroissement de la demande pour les ELCO algérienne et turque une volonté identitaire des communautés. » Ceci rejoint ce que CAMILLERI (1994) nomme les identités polémiques, c’est-à-dire « la sur-affirmation plus ou moins agressive d’une identité qui se construit/reconstruit contre l’autre ».

De plus, les auteurs du rapport s’interrogent sur la stigmatisation des cultures couvertes par l’ELCO, dont les langues sont mises en marge du temps scolaire, plutôt qu’intégrées dans l’enseignement des langues vivantes ; la recommandation des auteurs est donc de « mettre un terme aux ELCO dans leur forme actuelle et proposer l’apprentissage au collège comme au lycée des langues d’origine comme langue vivante étrangère. » Parallèlement la mise en place « d’un enseignement d’histoire des civilisations, incluant les références aux faits religieux, assuré par les enseignants de la République, doit permettre en outre d’apporter aux jeunes issus de l’immigration, les outils nécessaires à la connaissance de leur culture dans ses aspects contemporains et dans son universalité. »

S’il semble effectivement important de donner aux élèves des repères historiques, on peut cependant s’interroger sur la pertinence de le faire selon un cursus prédéfini et uniforme, à la « nos ancêtres les Gaulois » : ne serait-il pas plus bénéfique de le situer par rapport à une quête personnelle plus profonde, dans laquelle on amènerait le jeune à documenter, et à réfléchir sur le parcours de sa propre famille dans le but de l’amener à se forger une identité culturelle propre -l’« interculturalité » dont parlent Raynal et Ferguson ?

Imaginons ainsi un cours d’histoire « différencié », qui permettrait à un jeune de découvrir l’Histoire par l’histoire de sa propre famille. Il y retracerait le périple de ses parents, de ses grands-parents -en remontant encore plus loin au besoin ; il y rechercherait, au travers de l’histoire du pays d’origine et du pays d’accueil,  les circonstances économiques, politiques, sociales qui ont motivé l’immigration familiale: pourquoi a-t-on décidé de quitter le pays ? Comment le pays d’accueil a-t-il été choisi ? Pourquoi y est-on resté ? Qu’est-ce que l’immigration a apporté à la famille ? Qu’a-t-elle retiré ?
Un tel «  programme»  donnerait au jeune un espace où donner sens à sa trajectoire personnelle, le pousserait ultimement à prendre conscience des valeurs respectives des pays à laquelle son histoire est mêlée, et à se positionner consciemment par rapport à elles.


Un défi autant pour les autochtones que pour les immigrants

Il serait léger de considérer l’interculturalité comme le défi unilatéral des nouveaux arrivants : l’interculturalité est un défi autant pour les autochtones que pour les immigrants :
Dans les classes très « hétérogènes », les enseignants sont confrontés à des représentations du monde et à des comportements qu’ils ne comprennent pas. Il est important de percevoir que cette remise en question ne se joue pas seulement sur le terrain des idées : c’est dans ses interactions quotidiennes que l’enseignant entre en dissonance avec des réalités et des rythmes inconnus, susceptibles de disqualifier ses propres repères. (Crutzen D., Orban M., Sensi D., 2001)

Que faire, par exemple, si, enseignante, vous vous trouvez face à un jeune qui vous méprise parce que vous êtes une femme, donc impure,  et que de ce fait, il ne vous reconnaît ni intelligence, ni autorité ?

Des recherches comme celle, incroyablement riche, de la Cellule d’éducation interculturelle de l’université de Liège nous aide à prendre conscience de tels enjeux :

Cette réalité complexe demande à être intégrée dans la formation des professionnels de l’éducation : il s’agit d’acquérir suffisamment de sécurité intérieure pour entendre la différence de l’autre sans la stigmatiser ou la réduire, sans perdre non plus ses propres repères identitaires. Cela implique d’amener à la conscience une multitude de non-dits fondateurs de l’identité culturelle et psychique : à défaut, les non-dits dominants s’imposent aux dominés, sans autre forme de procès, c’est-à-dire sans qu’aucun sens ne puisse y être construit ou négocié. C’est une violence symbolique que subissent les minorités sociales et ethniques, mais aussi une violence que vivent quotidiennement des enseignants minorisés dans un contexte coalisé contre eux (ou le système qu’ils représentent) : ils peuvent s’y retrouver mis en échec, stigmatisés, voire niés en tant que personnes. Et quiconque subit sans la comprendre cette violence insidieuse est amené à développer des défenses identitaires, par exemple le rejet – plus ou moins violent – de l’autre, ou le repli – plus ou moins « intégriste » et victimaire – sur des valeurs et des attitudes rigides.
Pour construire une fraternité multiethnique, il s’agit de « transformer la multiculturalité en intraculturalité, et le communautarisme en intégration » (Raynal et Ferguson).

L’interculturalité n’est pas simplement une question d’ouverture d’esprit à l’altérité : l’autre, que l’on soit immigrant ou autochtone, remet en cause votre vision du monde et vos valeurs ; cette remise en cause est ressentie par chaque parti comme une très réelle violence symbolique.
Une école qui se veut intégratrice doit réfléchir à, et développer une pédagogie de la diversité visant à la fois les élèves, qu’ils soient immigrants ou autochtones, et les enseignants dans leur formation initiale et continue.
Dans le contexte scolaire actuel, exposer et mettre en œuvre les valeurs défendues par le pays d’accueil n’est certainement pas suffisant à les inculquer. Il faut, au-delà, prendre en compte les valeurs de ceux à qui l’on s’adresse pour guider et aider un changement profond.
Un changement dont le point d’équilibre ne sera pas forcément exactement les valeurs du pays d’accueil ; mais au moins, ce changement n’aboutira pas à la construction identitaire « contre l’autre » du communautarisme.
Au baromètre des récentes polémiques autour des « statistiques de la diversité », un questionnement [pdf, en] semble se créer, en France, autour de l’idée d’ « égalité par l’invisibilité » (l’expression est du démographe Patrick Simon).

Peut-il y avoir connaissance sans reconnaissance ?

A l’école comme ailleurs, c’est la prise en compte de l’altérité –pas sa négation- qui aboutira à la fraternité interculturelle, celle qui « a pour résultat de diminuer les inégalités tout en préservant ce qui est précieux dans la différence » (Albert Jacquard ).

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Retrouvez le premier et le deuxième volet de cette réflexion.

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